Un cours en ligne

Le contenu de ce blog est périssable.
Il s'agit de notes de cours, ou plutôt de schémas de cours, qui me servent pour traiter le programme de Lettres-philosophie devant mes classes de CPGE scientifiques, de première et de seconde année. Chaque année un nouveau thème, deux nouvelles oeuvres littéraires et une oeuvre philosophique.
J'en assume l'entière responsabilité, y compris lorsque s'y mêlent des jugements personnels sur des oeuvres et des auteurs, des conseils de lecture peu orthodoxes ou des pointes d'ironie. Le mot d'ordre que je m'efforce de suivre, lié à la lecture de Harry G. Frankfurt, est de ne pas mentir quand il est possible de baratiner, de ne pas baratiner quand ce n'est pas absolument nécessaire.

jeudi 21 novembre 2013

Interlude

Poème

Quand j'ai touché le soleil
je ne suis pas morte

parce que le temps s'est arrêté.


Rien ne bougeait.
Ni les hommes ni les femmes
ni les enfants ni les animaux
ni les arbres.

Le temps s'est arrêté
et c'est à cause de moi.

Une seule chose bougeait
et c'étaient mes yeux.
Mes yeux voyaient tout ce que j'avais fait.
Alix

lundi 11 novembre 2013

IV Temps (déjà) vécu et temps à vivre


Avec différents auteurs, il a déjà été question de la temporalité ou puissance de l'esprit à maintenir présent ce qui n'est plus ou bien envisager ce qui n'est pas encore, la distension de l'âme comme mémoire, attente et même comme attention actuelle.
L'analyse doit être poussée plus loin. Qu'est-ce que la mémoire ? Est-ce une faculté qui nous permet de stocker des idées, de retenir des informations, de conserver des évènements du passé ? Ou bien, est-ce, comme l'affirme Louis Lavelle dans "L'expérience du temps", une manière de porter un monde en soi, "une puissance dont je dispose et dont l'exercice ne connaît plus d'empêchement ni d'obstacle" à partir du moment où je la reconnais mienne ? Une puissance de liberté par conséquent !
"L'objet de la mémoire n'est pas de nous témoigner seulement qu'il y a des choses qui sont retombées à jamais au néant. C'est de leur donner la vie même pour laquelle elles sont faites, une vie spirituelle qui ne commence que lorsqu'elles ne sont plus."
Le vécu n'est pas une réalité monolithique, une masse de faits inertes, morts pour moi. La mémoire n'est pas une sorte de réserve où s'entassent des vécus et des traces du passé. Mais c'est, sous la modalité des souvenirs vivants comme du moment présent, le résultat d'un travail de mise en forme, d'une vie de l'esprit toujours active.
Le vécu fait partie de notre passé ou va en faire partie. Écoutons encore Lavelle préciser la nature de ce temps révolu : "il est bien vrai que le passé est un accomplissement, mais quand une chose est accomplie, loin de dire qu'elle n'est plus rien, il faut dire qu'elle cesse d'apparaître, mais qu'elle commence à être". Suivant une opération dialectique, le vécu ne cesse de disparaître pour pouvoir réapparaître. Finalement, c'est un gain pour moi, non une perte !

Étude détaillée du texte de Lavelle

L'éternité évoquée en début et fin du texte, d'abord un peu mystérieusement « le temps sans s'abolir se dénoue pourtant dans l'éternité », puis en faisant jouer l'opposition de deux formes d'éternité, celle des choses – du donné une fois pour toute, l'irréversible – et celle de la liberté, conçue comme libre arbitre inaltérable, comme possibilité de toujours pouvoir donner une signification aux choses.

  • Trois moments dans cette argumentation. Les repérer.
  • En disant que « C'est une erreur bien grave de penser que le propre du passé, c'est de sauvegarder sous une forme décolorée un vestige d'un présent aboli » contre quelles attitudes nous met-il en garde ? à quels comportements ou à quels sentiments nous encourage-t-il ?
  • Discuter le paradoxe comme quoi l'esprit n'est rien mais est tout.
  • Justifier l'affirmation finale « La mémoire nous fait assister à l'entrée du temps dans l'éternité » en reprenant l'exemple donné (les horreurs de la guerre) ou en produisant d'autres illsutrations.


a) Notre vécu ou nos souvenirs

Précisons encore cette vie de l'esprit en faisant fonctionner quelques oppositions usuelles.

(Ou bien, pour avoir un point de vue plus informé et plus objectif, écoutons les émissions de Jean-Claude Ameisen sur la vie de l'esprit, intitulées Sur les épaules de Darwin.
... pas toutes ces émissions, bien sûr, mais au moins quelques unes, "Comme de longs échos", ou "La tapisserie tout entière").

Distinction de deux types de mémoire

D'abord il faut reconnaître que la mémoire contient différentes sortes de souvenirs, que tout ou presque oppose. Il existe une mémoire de l'acte, du geste effectué, mémoire du corps, dont nous venons de parler avec Jean-François Billeter, Un Paradigme, qui n'a évidemment rien à voir avec la mémorisation d'un cours en vue d'un devoir. S'opposent la mémoire qui est en nous, et peut-être même qui est "nous" puisqu'elle nous constitue comme personne et la mémoire que nous avons, comme instrument de travail, dont nous pouvons accroître les capacités par l'usage.

Quelques observations permettent de préciser les choses.
Il peut m'arriver de dire des choses comme "je me souviens que Brutus a tué César"... lors d'une partie de Trivial Pursuit par exemple. Je veux bien sûr dire que j'ai retrouvé en ma mémoire cet évènement historique appris des années auparavant en cours d'histoire. Mais je n'ai évidemment pas connu César ou Brutus, ni vécu l'assassinat !
Ces souvenirs du type "je me souviens que X" sont des souvenirs factuels. Nous en avons une quantité énorme à notre disposition et nous les utilisons ou exploitons tout au long de notre journée. Or ces souvenirs sont particuliers. Remarquons par exemple qu'ils ne concernent pas nécessairement que le passé ! Soudainement je me souviens que j'ai un rendez-vous chez le dentiste demain... le souvenir est certes celui du fait que j'ai effectivement pris un rendez-vous. Mais il concerne quelque chose qui n'est pas encore arrivé.
Il peut m'arriver de dire quelque chose comme "Je me souviens de Bernard quand il était enfant". Il existe donc aussi d'autres souvenirs correspondant au temps vécu, au temps que j'ai moi-même déjà vécu. Ce sont des souvenirs qui constituent notre autobiographie. Ils peuvent être émotionnellement colorés, teintés de regrets ou de reconnaissance, mais ce n'est pas absolument nécessaire.
Avec Jérôme Dokic on peut les appeler des souvenirs épisodiques. Ils sont du type "je me souviens de X". "Je me souviens d'un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître" Charles Aznavour. Je me souviens de mon voyage au Pérou. On se souvient de lieux et de personnes, de toute sorte de choses...

Si la distinction entre souvenirs factuels et souvenirs épisodiques semble s'imposer, en droit, elle demeure en fait problématique pour chacun de nous. En effet, nous souvenons-nous réellement de vacances vécues dans la petite enfance ? Ou bien nous souvenant très confusément d'elles, nous souvenons nous que nous sommes partis chaque année à la mer – parce que depuis on nous l'a maintes fois rappelé – et que nous faisions du camping – parce que de temps à autre nous ouvrons l'album de photographies où s'entassent ces souvenirs du camping !
Où commence et où finit la mémoire épisodique, la "vraie mémoire de ce que j'ai vécu" ?
C'est une question troublante. Ne sais-je pas ce que j'ai vécu ? Toute une part de ma vie est sans vécu dont me souviens directement, mais qui est bien plus faite de souvenirs factuels qu'épisodiques. Parce que le récit que je peux m'en faire intègre bien d'autres mémoires que la mienne !

Opposition des souvenirs volontaires et involontaires

Il s'agit de l'opposition proustienne par excellence. Cf. ce qu'en dit Marcel Proust lui-même, dans un entretien paru dans le journal Le Temps (1913) :
« Mon œuvre est dominée par la distinction entre la mémoire involontaire et la mémoire volontaire, distinction qui non seulement ne figure pas dans la philosophie de M. Bergson, mais est même contredite par elle. »

Dans cette œuvre monumentale qu'est la Recherche du temps perdu, Proust (qui n'est pas le narrateur!) fait effectivement jouer l'alternance de deux types irréductibles de souvenirs, ceux qui sont liés à notre "mémoire volontaire" et ceux qui proviennent de la "mémoire involontaire". En quoi est-ce une distinction fondamentale ? La mémoire volontaire (mémoire de l'intelligence) est celle qui permet de rappeler une sélection de sensations du passé, comme elles se sont présenté dans le temps. Le souvenir nous revient alors dans sa vérité objective. L'intelligence ordonne les moments, sélectionne ce qui est important, travaille la mémoire en termes logiques. Elle ne peut donc absolument pas re-cueillir l'ensemble de sentiments qui furent éprouvés, les nuances émotionnelles qui ont rendu vivant tel événement. La mémoire involontaire (pure mémoire des sens, souvent liée à l'odorat mais pas exclusivement), au contraire, est primitive, instinctive. C'est celle qui restitue le passé à partir d'une sensation fortuite, qui nous peut venir de n'importe quel objet (dans le texte célèbre d'Un amour de Swann, par exemple, la "madeleine" de l'enfance à Combray). Cela nous permet de sentir avec instantanéité ce passé-là, lequel revit vraiment comme s'il arrivait en ce moment-là.

Proust soutient que la réminiscence involontaire nous donne une immense joie parce que, de cette façon, un moment de notre vie se manifeste dans sa soustraction à la condamnation du temps. Mieux, l'événement ré-apparaît dans son vrai sens, non pas lié aux impressions du moment déjà vécu, car alors son sens avait pu nous échapper ! Pour qui donc il est important de manger une madeleine au moment où on la mange ? Le véritable sens de l'événement, comme expérience sensible, est postérieur à lui. Il suppose donc une reprise, lors de laquelle il revient à l'esprit et trouve le sens qui nous avait échappé !
C'est donc moins par la grâce du récit lui-même (sa puissance de dévoilement des apparences) ou bien encore par la restitution intelligente des rapports humains dans leur ambivalence que La recherche du temps perdu se termine avec une victoire sur le temps ; mais seulement par l'espèce de miracle qu'est le souvenir involontaire, autre et véritable forme de grâce, quand des moments qui ont été vécus, fugacement, imparfaitement, sont alors transportés sur le plan d'une vérité idéale, incorruptible.

Proust expose ainsi son projet littéraire :
« Pour moi, la mémoire volontaire, qui est surtout une mémoire de l'intelligence et des yeux, ne nous donne du passé que des faces sans vérité ; mais qu'une odeur, une saveur retrouvées, dans des circonstances toutes différentes, réveille en nous, malgré nous, le passé, et nous sentons combien ce passé était différent de ce que nous croyions nous rappeler, et que notre mémoire volontaire peignait, comme les mauvais peintres, avec des couleurs sans vérité. Déjà, dans ce premier volume, vous verrez le personnage qui raconte, qui dit "Je" et qui n'est pas moi, retrouver tout d'un coup des années, des jardins, des êtres oubliés, dans le goût d'une gorgée de thé où il a trouvé un morceau de madeleine ; sans doute il se les rappelait, mais sans leur couleur, sans leur charme ; j'ai pu lui faire dire que comme dans ce petit jeu japonais où l'on trempe de ténus bouts de papier qui, aussitôt plongés dans le bol, s'étirent, se contournent, deviennent des fleurs, des personnages, toutes les fleurs de son jardin, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village, et leurs petits logis et l'église, et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, villes et jardins, de sa tasse de thé.
Voyez-vous, ce n'est guère qu'aux souvenirs involontaires que l'artiste devrait demander la matière première de son œuvre. D'abord, précisément parce qu'ils sont involontaires, qu'ils se forment d'eux-mêmes, attirés par la ressemblance d'une minute identique, ils ont seuls la griffe d'authenticité. Puis ils nous rapportent les choses dans un exact dosage de mémoire et d'oubli. »


Hier et jadis, deux rapports au passé divergents

Ce petit mot de la langue française, « jadis », mérite toute notre attention, en ce qu'il renvoie au passé mais pas n'importe comment, plutôt en suggérant une foule de choses liées à l'idée d'éloignement. Jadis, c'est le temps lointain, il y a bien des décennies ou même des siècles, le temps "lontan" du créole...
Le temps jadis est ainsi non pas le simple passé, mais le passé qui aurait précédé ce simple passé dont on se souvient encore très bien. Si cela était possible, sans contradiction, ce serait le passé dont nul ne se souvient encore ! Jadis, c'est ainsi le temps non de l'histoire mais des légendes, des histoires, des contes. C'est en ce temps qu'"il était une fois..." ! Autrefois, sans doute quand ont eu lieu certaines choses, quand la terre était plus jeune mais aussi dans notre imagination. Si on ne peut pas préciser exactement de quelle époque il s'agit et si ce temps défie la mémoire, c'est qu'il est partiellement ou totalement fictif... ou fictionnel !
C'est jadis que Jason conquiert la toison d'or. Que Tristan aime Yseut ! Que le baron de Münchausen réalise ses terribles aventures !
Et mieux vaut utiliser comme temps le présent de l'indicatif que le passé, car ce jadis ne serait rien sans le lecteur qui l'actualise, lui redonne une vie l'instant d'une lecture.

Pour aller plus loin, écoutons Philippe Forest, "Alice" (collection M-éditer, 2004)
Entre autres, pour y retrouver une belle citation de Pascal Quignard, pour qui le jadis serait "le temps d'avant le temps, celui qui précède le début, se tient à la limite du jamais survenu et qui pour cette raison même ne rencontre jamais le passé."
Et, surtout, pour considérer le temps des légendes et contes. Temps qui peut être défini comme ce qui appelle de notre part non pas une volonté de croire mais un désir de faire semblant de croire (volonté du "let's pretend" de Lewis Carroll) ce temps an-historique étant celui qui demeure alors que tout est disparu.
Comme le chat de Cheshire !
«Voudriez- vous m'indiquer le chemin que je dois prendre pour sortir d'ici ? » demanda Alice.
Et le Chat du Ches
hire lui dit quel chemin il lui fallait prendre si elle voulait rendre visite au Chapelier,et quel autre si elle désirait se rendre chez le Lièvre de Mars. « Ils sont fous tous les deux! » ajouta le Chat. Et le Chat disparut alors, tout comme la flamme d'une bougie quand elle s'éteint.
Alice prit donc le chemin qui menait chez le Lièvre de Mars. Et tandis qu'elle cheminait, le Chat reparut ! Et elle lui expliqua qu'elle n'aimait pas sa façon d'apparaître et de disparaître si vite.
Cette fois, le Chat disparut donc très lentement, en commençant par la queue et en finissant par le sourire. N'était-ce pas là une chose étrange, qu'un Sourire de Chat sans aucun Chat ? Est-ce que vous aimeriez en voir un ?

b) Temporalisation, conscience de la fuite du temps

Dramatisation du cours du temps en fuite du temps, comme peau de chagrin. Image du sablier. En bas le temps déjà vécu, de plus en plus, et en haut le temps qui reste à vivre, de moins en moins.
Ernst Jünger, Traité du sablier (1954, pp. 188-189) :
« (…) toutes les manières de mesurer le temps sont nécessairement des séries qui mènent au néant et à l'ombre, sont de nature dévorante. Toute horloge s'arrête, toute aiguille retombe, toute cloche est réduite au silence.
Mais c'est surtout quand nous mesurons l'heure au sable que son passage prend une force de symbole particulière, cependant que la substance terrestre s'écoule et que s'use l'enveloppe temporelle dont nous sommes faits. La poussière retourne à la poussière, sable, terre, cendre que nous jetons dans la tombe, pour un dernier salut.
Quand nous voyons ruisseler la poignée de sable rouge dans son vêtement fragile, nous découvrons les délices de la fugacité, et la fugacité de nos délices. Et nos pensées ne peuvent que s'éveiller et se mettre en quête de l'impérissable. »

Soulignons l'importance des objets matériels qui disent le passage du temps.
Une horloge. Un sablier (dans la cuisine, pour la cuisson des œufs à la coque ou lors d'une partie de "Dessinez, c'est gagné") . Voici les objets de la mesure du temps auxquels nous sommes habitués.
Un cadran solaire. Un "notre Père" à réciter. Voilà d'autres possibilités de mesure, qui sont tombées en désuétude.
Une demi noix de coco percée qui flotte dans une bassine... comme en Birmanie, chez les artisans producteurs de feuilles d'or !

La conscience du temps vécu, c'est donc surtout la conscience de flux, d'échanges, de passages réels et non pas purement imaginaires. C'est donc la conscience de choses concrètes. Conscience qu'une personne prend de certains objets qui changent (variation de l'identité qualitative, maintien de la mêmeté) et restent les mêmes (maintien de l'identité numérique, capacité de l'ipséité à évoluer dans la durée) dans le temps. Lors de la fuite du temps.
À cette condition – et à elle seule – c'est aussi la conscience de la fin de toute chose, dont elle-même comme point de vue sur le monde, corrélat du monde. D'où l'idée d'un temps destructeur, qui emporte tout sur son passage, cause la ruine des civilisations et creuse les rides du visage, érode les montagnes et use les moteurs. Parce que la montagne est personnifiée... c'est un corps qui s'écroule. Parce que les rides du visage sont celles d'une personnes qui maintient son être moral dans la durée contre vents et marées, ce sont des épreuves du temps. De sont de belles rides qui disent le triomphe de l'âme sur la matière. Ce sont des rides qui nous effraient, signalant la déchéance de la personne elle-même dont la ruine extérieure se fait voir à l'intérieur. D'où un temps du passage et de la disparition de l'être dans le non-être qui n'affecte peut-être pas toute chose, pas la matière, pas les atomes, mais toute personne, toute forme de vie organisée, tout composé d'atomes...

Les trois idées essentielles de Marcel Conche, La mort et la pensée (éd. De Mégare, 1974):

1- Une certitude. Nous savons que nous mourrons et que nous n’y pouvons rien ; sentiment d’impuissance insurmontable qui met à égalité tous les humains et rend dérisoires les appétits de puissance

2- Une responsabilité : être responsable de toute sa vie, du premier au dernier instant. Nous ne savons pas ce que cela veut dire – la mort – ce qui signifie aussi que nous ne savons pas ce que signifie la vie ; vivant, ma vie est orientée par ma nature (à la fois de l’inné et de l’acquis) avec une insatisfaction permanente, suis-je bien orienté dans cette vie ? Questionnement lié à ma liberté : être libre = je me donne forme, condition de la pensée, s’appuyant sur la raison = je donne à ma vie la forme du tout (pages 43 à 46).

3- Un mystère. Nul homme ne saura jamais ce qu'est la mort, mais, même si l’homme ne connaîtra jamais le sens de la mort, donc aussi celui de la vie, il pense toutefois et pensant, construisant une pensée personnelle, il construit sa philosophie de la vie.


Le temps vécu doit donc être compris comme dimension du périssable !
Comment faire face ? Trois attitudes sont à prendre en compte. Comment se sauver et contrôler la peur de la mort, s'en libérer si possible. Trois ou deux attitudes plus une, très différente des deux premières et peut-être incompatible avec elles.
Les deux attitudes (qu'on peut qualifier d'archaïques) face à la mort, qu'on peut juger raisonnable ou sage. Avoir une descendance ; être héroïque, et rester dans les mémoires. La seconde attitude est illustrée par Achille : mieux vaut mourir jeune et couvert de gloire que vieux et destiné à l'oubli !

Une troisième attitude de mortel, fondée sur l'espérance, sur l'amour compris comme sentiment immortel. Par exemple, aimer quelqu'un "en Dieu", comme Augustin au moment du décès de sa mère, Monique. Une nouvelle doctrine du salut, basée sur la religion "magique" et non sur la philosophie consolante par la seule force de la raison.

La philosophie, se définissant comme la possibilité de se sauver des peurs qui empêchent la vie bonne ! Peurs réelles (identifiables et réelles, réaction au danger), peurs sociales (liées à son éducation, à ce qu'on voudrait paraître), peurs imaginaires (causées par une illusion, un désir vain).
Revenons de manière critique à cette idée initiale d'un temps qui causerait la mort, qui produirait la destruction des personnes. Idée d'une peur qui ferai peur. Bien sûr, il s'agit d'un usage abusif de l'attribution du caractère destructeur au Temps, car en réalité ce sont les phénomènes qui se produisent dans le temps qui produisent du changement, qui détruisent... et toujours créent quelque chose d'autre, en reprenant le raisonnement d'Epicure (rien ne naît de rien, rien ne retourne au néant) ou bien la belle idée du chimiste Lavoisier, "Rien ne se crée, tout se transforme".
La mort est-ce une fin ou bien un passage ?

Lucrèce, De la nature, livre I

La forme est périssable et l'atome éternel.
Pour que la mort détruise et décompose l'être
Il faut qu'un coup le broie ou qu'un choc le pénètre.
Et si le temps livrait à l'absolu néant
Les débris dispersés dans son gouffre béant,
Où prendrait-il de quoi renouveler le monde ?
De quoi perpétuer ce que Vénus féconde ;
De quoi repaître enfin par un constant retour
Les races que la terre appelle et rend au jour ?
Où le fleuve rapide et la libre fontaine
Puiseraient-ils de l'eau pour la mer toujours pleine ?

Rouiller, c'est échanger du fer contre de l'oxyde ; ce n'est pas l'action d'une force qui tendrait à faire purement et simplement disparaître le fer ! Il y a une illusion très puissante et angoissante du temps destructeur. Puissance dévastatrice qui anéantit pour un sujet donné la joie de vivre. Puissance qui saperait même la raison de vivre... les choses que nous vivons, les rencontres que nous faisons, les relations dans lesquelles nous nous investissons, tout serait voué à se nier ou bien à se renier. Rien ne pourrait résister au temps. Par conséquent l'absurdité de ma présence au monde pourrait m'être révélée à tout moment, à condition que j'ai le courage d'affronter la vérité en face !

Ainsi la confession de Benjamin Constant correspond à quelque chose que nous pouvons tous éprouver : la mort ne fait pas disparaître que la vie mais aussi l'idée que la vie a du sens, conserve un sens malgré sa brièveté.

À quoi pourrais-je me rattraper pour vaincre l'absurde ? À une philosophie du présent ! Amor fati, dira Nietzsche, amour du réel tel qu'il est ! Détachement du réel tel qu'on voudrait qu'il soit, tout simplement car ce n'est pas le réel, le réel idiot, unique, nécessaire. La nature des choses.
Une sagesse comme celle des Stoïciens qui est une discipline constante, s'habituer à considérer toute chose comme fragile et périssable. Embrasser sa fille, comme Epictète, et se dire, pour se réconcilier avec le monde, accepter l'ordre cosmique comme absolue nécessité, qu'elle peut mourir demain. Ne pas espérer qu'elle échappera au sort universel !
Se rattacher en sus à quelle chose qui résiste au temps ? Le plus simple semble de convoquer la notion de cycle ou de logos (harmonie du monde). Il y aurait un cycle du monde, un cycle de la vie, pour moi-même et pour toute chose. Dans la nature régneraient partout des systèmes, organisant un perpétuel échange entre le bas et le haut, l'inerte et le vivant. Un cosmos. Un monde fait d'événements qui se répètent et qui ont du sens, de la beauté du fait de cette régularité ou perfection divine. Certes, un cosmos éternel... mais peut-être avec l'idée d'entropie, comme dégradation irréversible de l'énergie, comme usure des choses en mouvement ou obsolescence des choses organisées.

La conscience a naturellement tendance à projeter et à fantasmer... Elle est lestée d'un inconscient ! Ici la divinisation du temps joue bien davantage que la réification (cas de la métaphore du fleuve). Le Temps devient Chronos ou Kronos, terrible divinité chronophage, Ananké, nécessité, Némésis, vengeance, Parques, cruauté gratuite. Roue du destin, Juggernaut, qui écrase les êtres vivants et fait même disparaître des mondes entiers.
Le temps de la conscience est vécu comme un "je ne sais quoi". Il est sans être vraiment ce qu'il a l'air d'être. Il est disparaissant et toujours renaissant. Il est destructeur et créateur. Il est passage éternel et jamais mouvement, se conservant lui-même à l'infini. Il est fondamentalement contradictoire car réflexif !

Pour l'être conscient de son existence, le fleuve du temps est en quelque sorte le milieu dans lequel se déploie la vie. Il est cet horizon de la mort qui est pour l'être humain, jeune ou vieux, brave ou lâche, très conscient ou passablement inconscient de l'inéluctabilité du terme de la vie, l'angoisse par excellence. La mort est effrayante et angoissante.
L'horizon en général est d'ailleurs en soi une belle illustration de ce caractère contradictoire du temps que nous venons d'évoquer. Plus on se rapproche de ce qu'il y a pour nous à l'horizon, plus l'horizon s'éloigne de nous ! Je sais bien que je suis mortel. Mais je ne sais pas quand je vais mourir. Il n'y a pas de rendez-vous fixé avec la Mort. Je ne sais pas quand je vais mourir, dans quinze ans, dans quinze heures, mais je continue à vivre comme si j'étais immortel ! Car je sais sans savoir... je connais la mort, mais la mort des autres que je vois mourir ; je n'arrive pas à reconnaître ma mort.
Le temps est marqué du sceau de la nécessité. Pour chacun d'entre nous le temps est irréversible, irrévocable.
Le sens de ces deux mots se recoupe mais diffère. Vladimir Jankélévitch a étudié en détail chacune des notions. Deux extraits pour donner envie de lire ou d'écouter ce grand philosophe :
L'Irréversible et la nostalgie : "L’homme voudrait, restant dans le temps, garder tous les avantages et toutes les commodités de la réversibilité dans l’espace" (chapitre I). "Le charme d’un passé irréversible inquiète la conscience autant qu’il l’envoûte" (chapitre III).

En faisant intervenir la conscience dans nos réflexions sur le temps, nous clarifions certaines choses, l'être paradoxal du temps qui pour être réel n'est pas tangible, et pouvons prendre en considération d'autres choses, notre horizon temporel, à commencer par ses bornes de la naissance et de la mort.  

mercredi 9 octobre 2013

III C Hic et nunc


     Un double mouvement spéculatif

Que se passe-t-il dans l'instant ? Que se passe-t-il à chaque instant quand j'ai un choix à faire, quand je sens au fond de moi que je peux et dois m'engager, quand donc une bifurcation se dévoile devant moi ? L'instant a beau être un point dans le déroulement du temps, il a dans mon existence une valeur tragique intrinsèque. Une fois qu'il est passé, il est passé pour l'éternité ! Il appelle donc une méditation sur la vie. Une recherche de la personnalité que nous sommes vraiment, non pas de la personne qui résulte de déterminations génétiques ou de puissants conditionnements culturels, voire de simples influences sociétales éphémères mais de la personnalité qui peut se révéler dans les moments cruciaux de notre existence.
Notre personnalité potentielle et non pas actuelle, notre" moi profond" comme le dit Bergson.

Le jour où tout bascule, qui sommes-nous ?

1. Voyager dans le passé.

Nullle personne sérieuse ne peut imaginer voyager dans le temps et pouvoir, en empruntant la machine à remonter le temps, changer d'époque. Mais le questionnement n'a que faire de cette impossibilité physique.
Pierre Bayard s'y livre à ses risques et périls dans le livre intitulé Aurais-je été résistant ou bourreau ? (éd. De Minuit, 2013) :
"Pour quelqu'un de ma génération, né après la Seconde Guerre mondiale et désireux de savoir comment il se serait comporté en de telles circonstances, il n'existe pas d’autre solution que de voyager dans le temps et de vivre soi-même à cette époque.
Je me propose donc ici, en reconstituant en détail l’existence qui aurait été la mienne si j’étais né trente ans plus tôt, d’examiner les choix auxquels j’aurais été confronté, les décisions que j’aurais dû prendre, les erreurs que j’aurais commises et le destin qui aurait été le mien."

Une telle question est-elle folle, au motif qu'aucune réponse assurée ne peut être apportée ? Non, bien sûr. Et chacun peut la reprendre à son propre compte. Qui aurais-je été, si j'avais vécu à une époque ? Qui aurais-je pu être en mai 68, en 1941 sous l'occupation nazie, en 1917 dans un régiment de poilus ?

Lecture de la quatrième partie : "Le point de bascule", chapitre premier : "De soi-même".

2. Se tourner vers l'avenir. Le temps messianique

Qu'est-ce que le temps messianique ? Ce qui est attendu, même si cela ne vient pas, quand bien même certains auraient déjà abandonné tout espoir. La venue du Messie, de l'Imam caché, d'une époque de mille ans de paix et de félicité (le millénarisme chrétien).
Le temps messianique est celui de la promesse tenue... curieux pléonasme à vrai dire que celui évoqué par l'expression "tenir sa promesse", montrant bien que dans les faits les choses ne sont pas si simples. Le temps messianique diffère du temps économique, du temps politique, du temps social sur ce point précis qu'il a contre lui la force de l'évidence. Il est nié par une myriade d'espoirs déçus, de promesses non tenues, de lâches ou sages et raisonnables abandons ! C'est alors pour celui qui croit toujours ce qui vient néanmoins, alors que lui-même n'a pas renoncé, et sans doute parce qu'il n'a pas renoncé ! C'est ce qui survient suite, précisément, à son attente... et donc aussi ce qui survient quand on ne l'attend plus... quand on ne l'attend plus comme on attend ordinairement en politique, le grand homme, ou ordinairement, en économie, le grand patron, et de manière générale l'homme providentiel !
C'est la survenance non d'un être providentiel dans le temps (car il n'existe aucun être de cette sorte, et que des imposteurs) mais d'un temps providentiel ! Temps de l'apocalypse – ou révélation – connotée positivement comme une sorte d'harmonie retrouvée, ce qui vient du fait d'une prise de risque, grâce à moi ou à la capacité que j'ai de parier, de faire confiance à autrui ou bien seulement d'avoir la foi !

D'une certaine façon nous n'avons pas abandonné le questionnement précédent ! S'il est permis de se tourner vers le passé pour le vivre en pensées et ainsi se découvrir dans sa vérité, comme personnalité potentielle, il est possible également de se tourner en pensées vers le futur pour éprouver sa personnalité actuelle, sa fragile solidité ! Sommes-nous déjà à la hauteur de notre espérance ?
Ou avons-nous encore besoin de croire dans ces substituts du Père et de la Mère que sont le parti, le programme, le dogme, le pasteur, le grand frère ?

Temps grec et temps juif, in Gérard Bensussan, le Temps Messianique. Temps historique et temps vécu (2001):
"(...) le temps grec objective les suites dans des points situés sur une ligne et inscrits dans un champ spatial et optique d’ensemble : c'est sous cette condition, un temps toujours-déjà construit, que le temps est mesurable comme objet. [Le temps juif] saisit l’ensemble des relations par lesquelles un sujet prend place, à partir de sa propre situation, dans le réseau des générations, des naissances et des morts, des descendances et des postérités, soit dans l’histoire proprement dite, en hébreu toledot, engendrements. Sous cette condition, un temps en train de se construire, le temps apparaît comme ce qui nous est mesuré, ce dont, comme nos jours, nous sommes « les enfants ». C'est tout le sens de l’eschatologie messianique telle que nous l’avons opposée à la téléologie progressiste qui s’en trouve précisé : un temps génétique, ou plutôt génésique, face à un temps objectal et structural.[…] Ce qui a été accompli dans le passé, nous l’avons sous les yeux lorsqu’il s’agit des ouvrages des ancêtres, édifices et civilisations, dans la rétrospection de la mémoire s’il s’agit des actes de nos pères, et même dans l’efficience singulière de ce qui en aura été oublié et qui reste, jusque dans sa perte."

L'«eschatologie messianique telle que nous l’avons opposée à la téléologie progressiste » ; le temps « génésique» opposé au temps « structural » ?
L'opposition d'un temps linéaire « toujours déjà construit » et d'un temps réticulé, comme réseau de relations généalogiques, est-ce l'affrontement de deux représentations du temps ou de la temporalité ? On oppose habituellement le temps linéaire et le temps cyclique ; la temporalité comme manière singulière de vivre le temps se distribue en deux modèles ou types de pensée : d'une part sous le logos philosophique, une stricte causalité ; d'autre part, avec plus d'audace, l'idée de possibles déviations, miracles, de la survenue d'évènements apocalyptiques, absolument imprévisibles, quand on ne les attend plus ou n'a aucune raison de les attendre... dans des pensées alternatives, qui sont ou peuvent être considérées comme des contre-modèles de la temporalité raisonnable.

Le temps messianique, est-ce le temps de la foi ? Attention à bien utiliser les termes de foi, confiance et fidélité ; à opposer espoir profane et espérance religieuse ; à comprendre ce temps comme un temps mythique, dont la vérité n'est pas et ne pas être historique !
Sur l'apocalypse chrétienne, le reportage de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur.

Sur la confiance qui crée des boucles de rétroaction positive :
"La Confiance", Philosophie-Arte, dialogue de avec Raphaël Enthoven avec Michela Marzano

Sur la fidélité, idée proche de celle de confiance, qui nécessite une attention particulière depuis que la société ne nous pousse plus guère à rester fidèle et que cela devient un choix, une sorte de style de vie, voir l'ouvrage d'Alain Etchegoyen La force de la fidélité dans un monde infidèle (éd. Anne Carrière, 2006). La fidélité, un temps figé ou bien un temps à réinventer en permanence ?

III B Lucrèce et Sénèque


     Le sentiment tragique de l'existence

La vie si courte et si longue...

Il est possible d'employer le terme de déréliction pour désigner le sentiment tragique de l'existence, correspondant au fait d'être jeté dans le monde, de devoir y subir quantité de peines et surtout de devoir y faire l'épreuve d'une impuissance fondamentale : je suis un être contingent, factice, qui tend à disparaître... en reproduisant le drame de toute vie éphémère, de toute existence qui n'a pas le pouvoir de résister longtemps aux atteintes du dehors, aux maladies, à l'usure, à la dégradation...

Avant de faire le constat de la répétition du même (prosopopée du début du livre III, « tout est toujours pareil » évoquant la parole de l'Ecclésiaste), Lucrèce dans son poème De la nature, nous expose les tonalités de ce sentiment à la fin du livre II.
« (…) Tous les corps, en effet, que tu vois grandir heureusement et s'élever peu à peu à l'état d'adultes, acquièrent plus qu'ils ne dissipent ; la nourriture aisément circule dans toutes les veines et les tissus ne sont pas assez lâches et distendus pour perdre beaucoup de substance et laisser la dépense l'emporter sur l'acquis. Nos corps font des pertes importantes, il faut en convenir, mais le compte des acquisitions domine [2,1130] jusqu'au jour où le faîte de la croissance est atteint. Dès lors, insensiblement les forces diminuent, la vigueur de l'adolescence est brisée et l'âge glisse vers la décrépitude. Plus est vaste en effet un corps qui cesse de croître, plus sa surface est large, et plus nombreux sont les éléments qu'il répand de toutes parts et qui s'échappent de sa substance. Les aliments ne se répandent plus aisément dans toutes les veines et ne suffisent pas pour réparer les flots de matière qui s'échappent sans cesse et pour fournir la substance de remplacement. Il est donc fatal que les corps périssent, étant moins denses [2,1140] à cause de leurs pertes incessantes et plus faibles contre les chocs qui surviennent. Car la nourriture finit par manquer au grand âge ; et dans son état d'affaissement l'être résiste mal aux chocs répétés du dehors, sa résistance est vaincue par leur acharnement. Ainsi le tour viendra pour les murailles du vaste monde qui, succombant aux assauts du temps, ne laisseront plus que décombres et poussière de ruines. Tous les corps en effet ont besoin de la nourriture pour les réparer et les renouveler ; elle doit les étayer tous et tous les soutenir mais la tâche cesse d'être possible lorsque les veines ne supportent plus des quantités suffisantes ou que la nature n'en fournit plus. [2,1150] Et déjà notre époque est brisée, et la terre lasse d'engendrer crée avec peine de chétifs animaux, elle qui a jadis créé toutes les espèces et mis au monde les corps de gigantesques bêtes sauvages. Car je ne crois pas que les espèces mortelles aient été descendues du ciel dans nos plaines par un câble d'or ; ni la mer, ni les flots qui viennent battre les rochers ne les créèrent : mais la même terre les engendra qui les nourrit aujourd'hui de sa substance. C'est elle aussi qui pour les mortels créa spontanément les moissons brillantes, les vignobles prospères ; elle aussi qui leur offrit les doux fruits et les gras pâturages. [2,1160] Tout cela maintenant pousse avec peine malgré les efforts de nos bras. Nous y fatiguons les bœufs, nous y épuisons les forces de nos cultivateurs, nous y usons le fer des charrues et cependant les champs se font toujours plus avares à mesure que nous nous dépensons davantage. Et déjà le vieux laboureur, hochant la tête, pense en soupirant à tout son grand travail resté stérile, et s'il compare les temps d'aujourd'hui à ceux d'autrefois, il ne manque pas de vanter le sort de son père ; il a toujours à la bouche le bonheur des siècles passés, [2,1170] où l'homme tout rempli de piété vivait plus aisé dans un domaine plus étroit et subsistait mieux d'un plus modeste patrimoine : il ne voit pas que tout va dépérissant, que tous les êtres marchent au cercueil, épuisés par le long chemin de la vie. »

Lecture du texte de Lucrèce
  • Repérer les différentes sortes d'exemples, le corps de l'être humain, les autres types de corps, le monde lui-même comme système, les champs – terres emblavées, vignobles, pâturages, et les productions des cultures humaines)
  • La thématique de la ruine ou de la décadence progressive qui se poursuit tout au mong du passage (phénomènes de perte, diminution des forces, de la vigueur, décrépitude d'un corps suite à l'obstruction de ses veines ou la perméabilité de ses tissus, affaissement et dislocation finale...)
  • La logique mise en œuvre pour montrer le caractère nécessaire de la mort (définition implicite de la mort comme simple dislocation des corps en tant qu'agrégats de parties élémentaires, proportionnalité de la grandeur des corps et de la déchéance qui les affecte, absence de providence tant pour les phénomènes de croissance que pour ceux de décroissance)
  • La plainte finale mêlée de soupirs. Pas vraiment un refus de l'inévitable, mais plutôt un triste constat, celui de l'impossibilité de compenser dans la durée par l'art et le courage les atteintes du temps.

La solidité de toute chose est apparente. Car les êtres que nous croyons solides ne sont jamais que des combinaisons d'atomes. Aucune d'entre elles n'est éternelle. Aucune ne peut résister indéfiniment aux forces de dislocation. Le livre I du poème de Lucrèce donnait l'exemple des matières les plus solides en apparence : « à mesure que les soleils se succèdent, le dessous de l'anneau s'amincit sous le doigt qui le porte ; les gouttes de pluie qui tombent creusent la pierre ; les sillons émoussent insensiblement le fer recourbé de la charrue ; nous voyons aussi le pavé des chemins usé sous les pas de la foule ; les statues, placées aux portes de la ville, nous montrent que leur main droite diminue sous les baisers des passants »
Le livre II inclut l'être humain dans la catégorie des êtres qui s'usent, dépérissent ou se perdent peu à peu : « tous les êtres marchent au cercueil ».
La nature tout entière s'épuise peu à peu et sa fécondité diminue avec le temps. C'est en effet ce que livre l'observation et ce qui se tire du raisonnement. Il est normal que le vieillard se plaigne du sort qui l'affecte dès lors qu'il se compare à ses ancêtres plus heureux que lui ! Même s'il est sage et ne déplore pas égoïstement e la perte de sa jeunesse, de sa vitalité, de la vigueur de ses artères, il ne peut en effet que voir autour de lui les signes de la déchéance, de la perte de puissance et de l'épuisement de la nature !
« le vieux laboureur, hochant la tête, pense en soupirant à tout son grand travail resté stérile, et s'il compare les temps d'aujourd'hui à ceux d'autrefois, il ne manque pas de vanter le sort de son père »
Pour tout corps l'unité est contingente. Et elle ne peut durer éternellement. La perte de substance comme on dit habituellement car on ne perçoit pas les effets élémentaires mais à la longue seulement les conséquences pour les corps signe le destin de toute chose. Tout reste pareil dans ce monde (et dans les autres !) non pas parce que rien ne vieillit ni ne change, mais parce que tout être croissant finira bien un jour par décroître ! Tout être s'élevant finira par tomber.
En place de fatalité il convient de parler de lois de la nature. Tout s'use. Tout s'épuise... dès lors qu'on parle de choses qui sont des corps, c'est-à-dire des êtres ayant eu une origine dans le temps. Tout être qui naît doit se développer pour se maintenir dans l'être. Tout être qui se développe connaît bientôt une apogée (ou acmé). Tout être qui vient d'atteindre son apogée commence son déclin. Tout être qui décline maintient son être pendant un certain temps puis finit par mourir.

Perdre son temps, l'autre façon d'avoir une vie courte

Y a-t-il de la complaisance dans ce sentiment d'abandon ou de déréliction ? D'autres penseurs ont vécu les mêmes temps troublés et ont pu croire que le temps était implacable. Comment ont-ils réagi à ces impressions ?
Ont-ils fait droit à la plainte du vieux paysan ?

Voici une petite œuvre remarquable. Sénèque, début de Sur la brièveté de la vie et chapitre XVI.
Premier chapitre
[1,1] La plupart des mortels, Paulinus, se plaignent de l'injuste rigueur de la nature, de ce que nous naissons pour une vie si courte, de ce que la mesure de temps qui nous est donnée fuit avec tant de vitesse, tarit de rapidité, qu'à l'exception d'un très petit nombre, la vie délaisse le reste des hommes, au moment où ils s'apprêtaient à vivre. Cette disgrâce commune, à ce qu'on pense, n'a point fait gémir la foule seulement et le vulgaire insensé : même à d'illustres personnages ce sentiment a arraché des plaintes.
[1,2] De là cette exclamation du prince de la médecine : "La vie est courte, l'art est long". De là, prenant à partie la nature, Aristote lui intente un procès peu digne d'un sage : il la blâme d'avoir, dans son indulgence, accordé aux animaux cinq ou dix siècles d'existence, tandis que, pour l'homme appelé à des destinées si variées et si hautes, le terme de la vie est incomparablement plus court.
[1,3] Nous n'avons pas trop peu de temps, mais nous en perdons beaucoup. La vie est assez longue  ; elle suffirait, et au-delà, à l'accomplissement des plus grandes entreprises, si tous les moments en étaient bien employés. Mais quand elle s'est écoulée dans les plaisirs et dans l'indolence, sans que rien d'utile en ait marqué l'emploi, le dernier, l'inévitable moment vient enfin nous presser : et cette vie que nous n'avions pas vue marcher, nous sentons qu'elle est passée.
[1,4] Voilà la vérité : nous n'avons point reçu une vie courte, c'est nous qui l'avons rendue telle : nous ne sommes pas indigents, mais prodigues. D'immenses, de royales richesses, échues à un maître vicieux, sont dissipées en un instant, tandis qu'une fortune modique, confiée à un gardien économe, s'accroît par l'usage qu'il en fait : ainsi notre vie a beaucoup d'étendue pour qui sait en disposer sagement.
Chapitre XVI
[16,1] Mais combien est courte et agitée la vie de ceux qui oublient le passé, négligent le présent, craignent pour l'avenir ! Arrivés au dernier moment, les malheureux comprennent trop tard qu'ils ont été si longtemps occupés à ne rien faire.
[16,2] Et, de ce qu'ils invoquent quelquefois la mort, n'allez pas en conclure que leur vie soit longue : leur folie les agite de passions désordonnées qui les précipitent même vers ce qu'ils craignent ; aussi ne désirent-ils souvent la mort que parce qu'ils la redoutent.
[16,3] Ne regardez pas non plus comme une preuve qu'ils vivent longtemps, si le jour, souvent, leur paraît long, et qu'en attendant le moment fixé pour leur souper, ils se plaignent que les heures s'écoulent avec lenteur ; car si quelquefois leurs occupations les quittent, ils sont tout accablés du loisir qu'elles leur laissent ; ils ne savent ni comment en faire usage, ni comment s'en débarrasser : aussi cherchent-ils une occupation quelconque : et tout le temps intermédiaire devient un fardeau pour eux. Cela certes est si vrai, que, si un jour a été indiqué pour un combat de gladiateurs, ou si l'époque de tout autre spectacle ou divertissement est attendue, ils voudraient franchir tous les jours d'intervalle.
[16,4] Tout retardement à l'objet qu'ils désirent leur semble long. Mais le moment après lequel ils soupirent est court et fugitif, et devient encore plus rapide par leur faute ; car d'un objet ils passent à un autre, et aucune passion ne peut seule les captiver. Pour eux les jours ne sont pas longs mais insupportables. Combien, au contraire, leur paraissent courtes les nuits qu'ils passent dans les bras des prostituées et dans les orgies !
[16,5] Aussi les poètes, dont le délire entretient par des fictions les égarements des hommes, ont-ils feint que Jupiter, enivré des délices d'une nuit adultère, en doubla la durée. N'est-ce pas exciter nos vices que de les attribuer aux dieux, et de donner pour excuse à la licence de nos passions les excès de la Divinité ? Pourraient-elles ne leur point paraître courtes, ces nuits qu'ils achètent si cher ? Ils perdent le jour dans l'attente de la nuit, et la nuit dans la crainte du jour.
Bien concevoir le temps nous permet d'éviter les pires folies ! Combien de fous trouvent la vie trop courte et passent leur vie à attendre quelque chose d'excitant ! « si un jour a été indiqué pour un combat de gladiateurs, ou si l'époque de tout autre spectacle ou divertissement est attendue, ils voudraient franchir tous les jours d'intervalle ». Leur vie devient une série remplie d'intervalles ! Leur vie se troue, se vide sa substance !
Le sage n'oublie pas le passé, ne craint pas l'avenir et surtout ne néglige pas le présent. Il ne perd pas son temps. Ses passions ne sont désordonnées et le tirent pas de hue à dia. Ses occupations ne sont pas seulement des passe-temps ; il ne craint pas l'ennui !
Il peut se tourner vers les entreprises les plus grandes... conquérir un empire ? Faire fortune ? Multiplier les débauches les plus excentriques ? Non, il ne s'agit aucunement des "destinées les plus hautes" que certains envient furieusement. Mais de bien vivre, vivre honnêtement en se faisant un devoir de "cultiver son jardin"... Refuser l'agitation et combattre la dispersion en maîtrisant ses désirs est nécessaire.

On le voit à ce genre de discours moralisateur de Sénèque, les stoïciens sont des philosophes du temps pensé, organisé, contrôlé.
Une analyse serrée de Sur la Brièveté de la vie, chapitre XIV et XV, par Jean-Michel Muglioni

L'éternité hic et nunc

Comme nous l'avions dit précédemment, on oppose classiquement instant et durée, à plus forte raison instant et éternité. L'instant est ce présent fuyant que perçoivent et vivent les êtres humains, auquel s'oppose l'éternité, le temps divin, absolu, permanent.

L'éternité, le temps de Dieu dit-on, est un objet de fascination... C'est l'indicible ou bien ce qui dans nos discours ne peut être appréhendé que par une image, dans une métaphore. Ou qui ne s'appréhende que négativement, dans un jeu d'opposition avec le temps que nous vivons. Comme chez Platon, qui dans le Timée évoque le "Temps" et l'éternité, être éternel, immuable et inchangé, nécessaire. Le temps est par opposition un pur accident. Pouvant être appréhendé à l'aide de la métaphore du cercle :
"L'auteur [du monde] s'est préoccupé de fabriquer une certaine imitation mobile de l'éternité et, tout en organisant le Ciel, il a fait, de l'éternité immobile et une, cette image éternelle qui progresse suivant la loi des Nombres, cette chose que nous appelons le Temps. En effet, les jours et les nuits, les mois et les saisons n'existaient point avant la naissance du Ciel, mais leur naissance a été ménagée, en même temps que le Ciel a été construit. Car tout cela, ce sont des divisions du Temps : le passé et le futur sont des espèces engendrées du Temps, et lorsque nous les appliquons hors de propos à la substance éternelle, c'est que nous en ignorons la nature. Car nous disons de cette substance qu'elle était, qu'elle est et qu'elle sera. Or, en vérité, l'expression est ne s'applique qu'à la substance éternelle. Au contraire, étaitsera sont des termes qu'il convient de réserver à ce qui naît et progresse dans le Temps. Car ce ne sont que des changements. Mais ce qui est toujours immuable et inchangé, cela ne devient ni plus vieux, ni plus jeune, avec le temps, et oncques cela ne fut, ni ne devient actuellement, ni ne sera dans le futur. Bien au contraire, une telle réalité ne comporte aucun des accidents que le devenir implique pour les termes qui se meuvent dans l'ordre sensible, mais ces accidents sont des variétés du Temps, lequel imite l'éternité et se déroule en cercle suivant le Nombre. (37e-38)

Que penser de cette croyance en un temps éternel qui nous échapperait car nous sommes pris dans le changement, car nous ne pouvons nous représenter qu'un temps qui était, est ou sera ? La réplique décisive semble être celle de quelques matérialistes, comme Epicure ou Lucrèce. Pour eux, tout nous pousse à reconnaître que rien n'est éternel sinon les éléments qui constituent le monde, le vide et les atomes. Et, concernant le temps qui littéralement n'est pas, il n'y a qu'une seule chose qui soit éternelle en lui, le passage du temps centré sur l'instant présent !

Revenons donc aux hédonistes pour y voir une appréhension plus sensible du temps. Nous venons de souligner la compréhension que Lucrèce pouvait avoir du sentiment tragique de l'existence.
On peut aller jusqu'à dire qu'il est par excellence le poète-philosophe du temps vécu ! Plus encore que son maître grec, Épicure, moins sensible que lui à la valeur émotionnelle du passage du temps.
Sur la conception épicurienne du temps, cf. P. -M. Morel "Les ambiguïtés de la conception épicurienne du temps" http://www.cairn.info/revue-philosophique-2002-2-page-195.htm

Epicure a construit une philosophie morale, prenant en compte la précarité de l'existence. Il ne faut jamais remettre au lendemain ce qui nous apporte le bonheur, par exemple la philosophie que le jeune comme le vieillard peut et doit pratiquer. Le maître de Lucrèce lui avait appris que le temps n'est rien. Ou qu'il n'est rien en soi et par soi, étant purement accidentel. Il n'est quelque chose que pour nous quand nous nous en soucions !

[1,450] Car on ne voit rien au monde qui ne soit une propriété ou un accident de ces deux principes. Une propriété est ce qui ne peut s'arracher et fuir des corps, sans que leur perte suive ce divorce : comme la pesanteur de la pierre, la chaleur du feu; le cours fluide des eaux, la nature tactile des êtres, et la subtilité impalpable du vide. Au contraire, la liberté, la servitude, la richesse, la pauvreté, la guerre, la paix et toutes les choses de ce genre, se joignent aux êtres ou les quittent sans altérer leur nature, et nous avons coutume de les appeler à juste titre des accidents.
Le temps n'existe pas non plus par lui-même : [1,460] c'est la durée des choses qui nous donne le sentiment de ce qui est passé, de ce qui se fait encore, de ce qui se fera ensuite; et il faut avouer que personne ne peut concevoir le temps à part, et isolé du mouvement et du repos des corps. Enfin, quand on nous parle des Troyens vaincus par les armes, et de l'enlèvement de la fille de Tyndare, gardons-nous bien de nous laisser aller à dire que ces choses existent par elles-mêmes, comme survivant aux générations humaines dont elles furent les accidents, et que les siècles ont emportées sans retour. [1,470] Disons plutôt que tout événement passé est un accident du pays, et même du peuple qui l'a vu s'accomplir. S'il n'existait point de matière ni d'espace vide dans lequel agissent les corps, jamais les feux de l'amour, amassés par la beauté d'Hélène dans le coeur du Phrygien Pâris, n'eussent allumé une guerre que ses ravages ont rendue fameuse, et jamais le cheval de bois n'eût incendié Pergame la Troyenne, en enfantant des Grecs au milieu de la nuit. Tu vois donc que les choses passées ne subsistent point en elles-mêmes, comme les corps, [1,480] et ne sont pas non plus de même nature que le vide ; mais que tu dois plutôt les appeler accidents des corps, ou de cet espace dans lequel toutes choses se font.

Une version de cet extrait du De natura rerum traduite en vers :
Le temps, par soi, n'est pas : c'est la fuite des ans ; [460]
Ce qui fut ou sera lui donne seul un sens.
Le temps, qui l'a touché ? Peux-tu séparer l'heure
De la réalité qui marche ou qui demeure ?
Lorsqu'on nous conte Hélène oubliant son époux,
Les Troyens par la guerre abattus, croyons-nous
Qu'une existence propre anime encor ces choses?
Non. L'âge irrévocable en a repris les causes,
Et les hommes sont morts avec ce qu'ils ont fait.
Des êtres et des lieux tout acte est un effet.
Est-ce que, sans matière, Hélène eût été belle?
Sans espace, comment aurait pu l'étincelle
Dont l'amour embrasa le cœur du Phrygien
Jaillir en incendie au rivage troyen,
Et le cheval de bois répandre sur Pergame,
Nocturne enfantement, la vengeance et la flamme ? 480
Il faut donc refuser aux faits, simples rapports,
Cette réalité qu'ont le vide et les corps ;
Manifestations du mouvement écloses,
Ce sont des accidents de l'espace et des choses.
Les épicuriens en tirent une forme de maxime fondamentale, à la formulation symétrique : rien de ce qui est à craindre ne dure longtemps... rien de ce qui dure longtemps n'est à craindre !
La mort est moins à craindre que toute chose. Rien de ce qui est à craindre ne dure longtemps... Sûrement pas ce temps où je ne serai plus... Temps (imaginaire) si long qu'à côté de lui la durée de ma vie (elle-même accidentelle) est un néant, un rien du tout. Car quand je serai mort, plus rien ne sera pour moi. La mort n'est rien pour moi... 
On a fait aussi observer que curieusement le temps d'avant notre naissance ne nous angoisse guère, habituellement. Nous ne nous soucions que de ce qu'il y aura après notre mort ! Nous voulons savoir où nous irons, ce que nous vivrons, même de ce que les autres que nous (nos enfants, nos descendants) vivront... nous sommes inquiets de l'avenir. Mais nous ne sommes pas curieux et inquiets du passé de la même manière. Nous ne voulons pas savoir où nous étions, ce que nous faisions avant. Et si nous y pensons nous pouvons accepter l'idée que nous n'étions pas et que nous ne faisions rien. Pourquoi n'arrivons-nous pas à accepter l'idée que nous ne serons pas et que nous ne ferions rien ?
Car nous avons déjà accepté l'idée qu'avant notre naissance nous n'étions rien ! Ou nous n'étions rien d'autre que de la matière, la somme des atomes qui ont un jour composé notre être...

Le complexe vis-à-vis du temps qui empoisonne notre existence est sans doute davantage un complexe fondé sur une angoisse vis-à-vis du futur, ce qui sera, plutôt que sur des craintes tournées vers le passé, ce qui a été. 


III A Précisions sur le sens des mots


     L'instant et l'éternité, deux notions qui prêtent à confusion

« Attends moi, j'en ai pour un instant! »

Le langage ordinaire ne témoigne pas d'une rigueur exemplaire quand il s'agit d'user du terme « instant ». Dans la plupart des phrases que nous formons l'instant n'est pas instantané. C'est plutôt une durée indéterminée, qu'on présente comme pouvant passer rapidement.

Or par définition l'instant s'oppose à la durée, même très courte. C'est non du temps mais un laps de temps. C'est un point du temps. Ou encore une simple limite, point de bascule entre futur et passé. Plus ténu encore que le fil du rasoir !
L'instant c'est ainsi une espèce de présent : le maintenant réduit à sa plus stricte expression. Par opposition au présent du présent, sur lequel se focalise mon attention mais qui englobe toujours un peu de présent du passé et de présent du futur. Voici pour opposer l'instant ponctuel et le "présent vivant" ayant une épaisseur temporelle un jugement d'Etienne Klein, extrait d'une conférence sur le temps des physiciens :
« Les tentatives pour dériver le temps du " monde " du temps de " l'âme " ou celui-ci de celui-là paraissent indéfiniment condamnées à l'échec. Cette aporie apparaît déjà autour de la structure du présent, fracturée entre deux modalités : l'instant ponctuel, réduit à une coupure entre un avant et un après illimités, et le présent vivant, gros d'un passé immédiat et d'un futur imminent. Aucune de nos sensations n'indique l'alchimie par laquelle une succession d'instants parvient à s'épaissir en durée (nous ne sentons pas les instants). Rien ne dit mieux cette conflictualité irréductible du temps du monde et du temps de l'âme, que la poésie la plus populaire, celle où l'on dit que la vie est brève, les amours éphémères et la mort certaine. » 
Si le langage n'est pas très rigoureux c'est sans doute parce que nous ne vivons pas l'instant. Nous postulons son existence à partir de notre expérience de la durée. Postulat, l'instant est une idée. Un être mathématique qui repose sur une opération de la pensée, la division répétée autant de fois qu'on voudra.
Nous décomposons les heures en minutes, les minutes en secondes, les secondes en millisecondes, les millisecondes en nanosecondes, les nanosecondes en femtosecondes...

Dans l'ensemble de sa réflexion sur le temps, Bergson critiquera cette idée. Il reconnaît tout à fait la possibilité qu'à l'esprit d'opérer des divisions, pour l'espace et pour le temps. Mais il n'accepte pas que tout soit également divisible. En effet la division réelle d'une chose opère deux types d'effets, soit la chose divisée garde sa nature, soit elle en change. Dans le premier cas la division est homogène, pas dans le second.
Quand je divise un nombre j'obtiens toujours un autre nombre. De même, quand je divise une longueur ou de l'espace. J'obtiens une longueur plus petite ou une portion d'espace, de même nature. Mais on ne peut diviser une durée sans faire plus qu'une simple division. Quand je divise une durée j'obtiens non pas une durée plus petite contrairement à ce qu'on pourrait croire, mais une durée d'une autre nature, vécue d'une autre manière, actualisée différemment de manière dont la première durée s'est actualisée. Quand je divise une journée en une demi-journée, je n'enlève pas simplement quelques heures à ma journée, je retire soit une matinée soit un après-midi. Il me reste seulement la matinée, par exemple, mais une matinée n'est pas homogène à une journée constituée d'une matinée et d'un après-midi !

L'instant, s'il est obtenu par une opération de division du temps, est dons une notion problématique. L'instant s'oppose à la durée, comme le temps spatialisé à la durée pure.

Un peu de vocabulaire pour finir cette réflexion. L'instant que nous ne sentons pas, que nous ne percevons pas, apparaît comme une durée infime. Il existe tout un ensemble de termes pour désigner les courtes et très courtes durées, qui laissent en nous des impressions. Parfois très fortes. Parfois intenses, malgré la réduction de la durée entre des bornes très rapprochées... d'où l'idée de temps concentré. Voici ces termes disant le temps resserré, concentré, limité.
L'éphémère. Bref comme la vie de l'insecte qui ne vit qu'un jour.
Le fugace. Temps qui fuit, qui s'enfuit déjà. Inconstant comme la Fortune
L'évanescent. Temps fragile. Celui qui apparaît pour aussitôt disparaître, qui se montre mais ne peut soutenir longtemps son apparition et finit bien vite par se cacher, se replier, ou s'éparpiller, se dissoudre...
Chaque terme possède son sens particulier et un ensemble de connotations. Le temps éphémère est léger et insouciant de sa mort comme l'insecte qui porte le même nom. Le fugace nous fait penser au temps qui fuit et s'écoule par ses sonorités mêmes, en particulier avec sa première et sa dernière consonne [f] et [s].

Une réflexion rapide nous fait découvrir la relativité de ces durées. Ce qui est évanescent ne dure qu'un jour, une heure ou qu'une minute ou parfois même beaucoup moins, guère qu'un battement de cœur. Mais on comprend bien que ce n'est pas la durée objective qui est en cause mais plutôt l'impression subjective qui est produite. La rose se fane trop vite ; le moment de bonheur s'achève trop tôt ; le délai accordé est trop court. Ce genre d'insatisfaction manifeste la relativité de l'idée de moment ou de courte durée, qui n'est limité que pour une personne, dont la brièveté est proportionnelle à l'incapacité de l'individu à se satisfaire de ce qu'il possède.

L'éternité

Notre seconde notion n'est pas moins problématique que la première. Avec elle se pose la question de l'absolu.

Comment pouvons-nous appréhender l'absolu alors que nous sommes des mortels? Comment penser l'éternité si nous ne sommes pas éternels? Comment saisir ce qu'est l'éternité si notre entendement est fini et ne réussit à appréhender que des êtres limités, bornés, finis ?
L'éternité est en elle-même indicible.
Mais en disant cela nous ne réglons pas le problème, nous mettons juste un nom sur la difficulté. Ce qui reste à penser est le caractère transcendant de l'éternité. Temps qui nous dépasse, qui n'est susceptible de temporalisation... Faut-il aller jusqu'à affirmer que l'éternité est pour nous une transcendance ? Une puissance qui non seulement nous dépasse mais aussi nous domine ?
Certains penseurs idéalistes vont jusqu'à poser le caractère divin de l'éternité, confondant l'éternité et l'Eternel. Il y a là poursuite dans des discours théologiques ou métaphysiques de la mythologisation du Temps au nom de la défense politique. Ou tentative pour penser l'être en poète. De penser l'excès de ce qui donne à penser...

Contre les risques de dérapage, la prudence est de mise.
Faisant jouer l'opposition de l'immanence et de la transcendance, un retournement dialectique est même possible ! En effet, l'éternité n'est pas si éloignée de nous! Nous faisons en permanence l'expérience de quelque chose d'éternel, qui ne faiblit jamais, qui ne s'arrête jamais, le présent qui se succède perpétuellement à lui-même !  

dimanche 6 octobre 2013

Quelques indications pour les interrogations de lettres-philosophie


Les colles de lettres-philosophie sont particulières, une demi-heure devant le professeur, un sujet de culture générale, une méthode exigeante (enchaînement d'une explication linéaire et d'une dissertation orale montrant qu'on a autant d'envie d'argumenter sur un sujet précis que l'auteur du premier texte).
Les sujets sur l'art, la diplomatie, l'histoire sont souvent très discriminants, certains étudiants ayant du mal à comprendre le texte ou bien à produire une argumentation personnelle. Les sujets sur l'écologie, la technique, l'économie ou la politique apparaissent moins dangereux, reprenant des notions communes (pollution, développement durable, mondialisation, délocalisation...) ou bien des évènements récents qui ont fait la une des journaux télévisés.
Certains se réjouiront de tomber sur un article parlant du sport ou des jeux vidéos, avant de se mettre au travail et de découvrir que la familiarité avec le thème du texte n'abolit en rien les difficultés de l'exercice.

Je souligne maintenant une difficulté supplémentaire des sujets portant sur quelque chose dont on a déjà entendu parler : la nécessité de se départir de ses préjugés ou des idées sommaires que l'on pense avoir... tant qu'on a pas lu attentivement le texte, peser l'argumentation de l'auteur. Ce dernier peut également souscrire à des préjugés ! Qui n'en a pas ? Mais en règle générale il en a moins que nous, car il aborde des rivages par lui fréquenté depuis des lustres. Car il a recueilli une ample matière, fait d'abondantes recherches, réfléchi au problème et dialogué avec des personnes au point de vue différent avant de publier son opinion.

Voici tout de suite un exemple. L'énergie. Les hydrocarbures, le gaz de schiste. Toute personne qui se tient au courant de l'actualité sait aujourd'hui qu'il existe un débat entre - pour simplifier - des industriels et des écologistes. Les premiers promeuvent l'exploitation de ce gaz, les seconds veulent la bloquer. En France, en Pologne, dans certains Etat des Etats-Unis. On présente habituellement la production de gaz de schiste comme une alternative à l'extraction de gaz ou de pétrole habituelle, dans des gisements conventionnels, qui est seulement plus délicate voire plus polluante pour les nappes phréatiques. Celui qui ne va pas plus loin ne peut dès lors qu'osciller entre optimisme et pessimisme, croire qu'il y a dans cette question une opposition entre des gens intéressés et audacieux (les promoteurs) et d'autres gens désintéressés et frileux (les écologistes).
S'agit-il seulement d'une question liée à la protection de la nature ?
Quelques recherches nous apprennent que non. L'exploitation du gaz de schiste est d'abord un problème technologique, de possibilité d'extraction à un coût qui n'est pas prohibitif soit qu'on intègre que les coûts directs d'exploitation soit qu'on prenne en compte aussi d'éventuels dégâts infligés à la nature. Avant de se demander s'il est souhaitable que ce gaz soit exploité en France, en Pologne, en Chine, n'importe où, il convient de se demander ce que recouvre l'expression « gaz de schiste ». Il faut se demander si l'exploitation de ces gaz est possible. Et si c'est économiquement raisonnable. La France par exemple n'a pas l'infrastructure industrielle et les entreprises spécialisées dans le forage des Etats-Unis. Il faut en tenir compte.
Voici, à titre d'illustration, un article tiré d'un blog du Monde, sur le pic des exploitations du gaz de schiste atteint pour deux grands gisements américains. Matthieu Auzanneau nous apprend quantité de choses sur la rationalité de l'exploitation du gaz de schiste :
Et les plus curieux pourront en amont de leur lecture préciser ce qu'est un pic de production. Et en aval faire plus amples recherches sur la transition énergétique. Avec la référence en matière de production et de consommation d'énergie qu'est Jean-Marc Jancovici, auteur de l'indispensable site Manicore :

Quittons le sujet restreint et lointain du gaz de schiste. Lisons le dernier article de ce site, version complète de celui qui a été publié dans le journal Les échos du 24 septembre 2013 :

En voici un extrait du début du texte de Jancovici, qui « met les pendules à l'heure », suivant l'expression commune :
« Serait-ce à dire que, depuis Kyoto, nos dirigeants (économiques et politiques) auraient enfin mis les actes en accord avec les discours ?
Si cela était le cas, les émissions de CO2 par unité de PIB, qui traduisent directement combien nous brûlons de pétrole, de gaz et de charbon pour obtenir un dollar de valeur ajoutée (que ce soit dans le confort thermique, la mobilité, ou l’appareil productif), devraient baisser plus vite au sein des pays qui déclarent agir que chez ceux qui ont dit que ce n’était pas leur problème. De fait, ce ratio baisse. Entre 1998 – année qui suit le protocole de Kyoto - et 2012, la France a diminué le contenu en CO2 de son PIB de 27%.
Mais, sur la même période, les Etats-Unis - pas écolos du tout comme chacun sait - l’ont baissé de… 28%. L’Allemagne, icône écologiste dans notre pays, affiche - 26%, tout comme… l’Australie, pays du charbon par excellence. La Suède, qui a mis en place une taxe carbone dès 1991 (ce qui n’a pas l’air d’avoir mis son économie par terre), termine à - 45%, tout comme… la Russie, un des plus gros producteurs mondiaux de pétrole et de gaz !
Alors quoi ? Nous n’avons rien fait de plus que les voisins ? Prenons les transports, pour commencer, qui engendrent un tiers du CO2 hexagonal. La seule mesure efficace pour faire baisser la consommation de pétrole - toutes les statistiques le montrent - est d’en monter le prix, sous une forme ou sous une autre. Or depuis 1998 la vignette (une taxe annuelle proportionnelle à la consommation du véhicule) a été supprimée (en 2000 sous Fabius), le prix réel du carburant a baissé, et le linéaire routier gratuit a augmenté. »
Pour comprendre ce qui nous est dit, un petit travail de compréhension est nécessaire : se rappeler ce qu'est le protocole de Kyoto, se souvenir de ce qu'était la vignette automobile, mais aussi penser les ratios donnés en exemple, réfléchir le lien de causalité existant entre le prix du pétrole et sa consommation dans des secteurs comme celui des transports.
Et pour comprendre la suite du texte, jusqu'à sa belle conclusion, il faudra prendre garde au sens de notions comme « le saupoudrage électoraliste » (une expression personnelle de Jancovici) ou « l'effet d'aubaine » (une notion commune de l'économie).

Bonne lecture critique !

Pour terminer, quelques liens vers d'autres journaux, Libération, La Croix, Le Figaro, Le Point, articles piochés au hasard de l'actualité de ce début du mois d'octobre 2013 :