Un cours en ligne

Le contenu de ce blog est périssable.
Il s'agit de notes de cours, ou plutôt de schémas de cours, qui me servent pour traiter le programme de Lettres-philosophie devant mes classes de CPGE scientifiques, de première et de seconde année. Chaque année un nouveau thème, deux nouvelles oeuvres littéraires et une oeuvre philosophique.
J'en assume l'entière responsabilité, y compris lorsque s'y mêlent des jugements personnels sur des oeuvres et des auteurs, des conseils de lecture peu orthodoxes ou des pointes d'ironie. Le mot d'ordre que je m'efforce de suivre, lié à la lecture de Harry G. Frankfurt, est de ne pas mentir quand il est possible de baratiner, de ne pas baratiner quand ce n'est pas absolument nécessaire.

mercredi 18 septembre 2013

Le temps vécu. Premier chapitre

Temps et espace, quelques généralités

Adoptons dans un premier temps une perspective naïve, celle du bon sens – dont nul ne manque ou ne peut se croire dépourvu.

Ce que tout le monde croit savoir du temps

Comment penser le temps sans verser dans les songes de la métaphysique ou se lancer dans une enquête scientifique ? L'opposition du temps et de l'espace apparaît capitale. Pourquoi ces deux notions, à la fois si proches et si éloignées ? Parce qu'elles désignent toute chose, qu'elles renvoient à la nature dans sa plus grande généralité. Toute chose existe dans l'espace, à une certaine place, et existe dans le temps, durant un certain laps de temps.
L'espace, c'est partout autour de nous ; le temps c'est toujours.
L'espace a ses repères, le haut et le bas, le droit et le gauche, le devant et le derrière. L'ici, le proche et le lointain. Le temps a lui même ses repères. L'avant, le maintenant et l'après. Et le maintenant, le proche et le lointain.
Espace et temps seraient les deux cadres nécessaires de l'expérience, de la pensée et de la vie. Toute chose pour être une chose doit être située, localisée, déterminée spatialement et spatialement. Toute chose pour être, c'est-à-dire pour exister, doit être hic et nunc, ici et maintenant.

Le temps s'entend donc comme une condition de possibilité. Condition de possibilité pour qu'une chose se dévoile à nous, fasse partie de notre monde. Tout comme nous-mêmes. Car nous mêmes, quoique nous soyons en un sens créateurs de notre monde, n'échappons jamais totalement à cette condition d'êtres situés dans l'espace et le temps. Nous n'y échappons pas, même quand nous dormons, même quand nous sommes emportés par l'ivresse ou une grande douleur, même quand nous faisons des mathématiques et produisons des idées abstraites, éternelles, des calculs et des théorèmes.

Le bon sens nous souffle donc que le temps est une réalité continue, qui ne s'interrompt jamais, et qu'elle aurait une seule dimension. Par opposition à l'espace qui apparemment aurait trois dimensions. Une seule mesure suffit en effet à déterminer temporellement un évènement, qui peut donc être inscrit sur une frise chronologique, sur une simple ligne orientée, à partir du moment où on se dote d'un repère et d'une origine. Alors l'avant et l'après comme le proche et le lointain peuvent être déterminés objectivement et communiqués à autrui.

Ce que certains se piquent de savoir au sujet du temps

Est-il possible de préciser encore de quoi il s'agit ? Difficile de le faire sans recourir à des métaphores et risquer de produire finalement autant d'obscurité que de clarté...
Quelles sont ces métaphores ?
Le temps, c'est dit-on un fleuve. Parce qu'il coule.
Le temps, a-t-on dit, est un tonneau percé qui jamais ne se remplit. C'est une femme aux longs cheveux. Car il est très difficile de l'attraper et quand on croit pouvoir la saisir, après lui avoir couru après, parce qu'on lui a saisi les cheveux, ceux-ci nous glissent entre les doigts.
Le temps, précise-t-on comme pour fuir la poésie mais sans cesser de produire des métaphores, c'est un principe, un cadre, un réceptacle, un milieu. Ou même une structure de l'être. Une "substance" étrange (ou un attribut de la substance, si pour le coup on refuse de continuer à avoir un usage impropre des termes) qui laisse pantois celui qui s'efforce d'en comprendre la nature.

Peut-on arriver à passer du bon sens commun à la pensée réfléchie du savant, en focalisant son attention sur l'essentiel, en s'efforçant de produire un jugement qui satisfasse tout le monde ?
Les philosophes ont cru pouvoir relever le défi. Ou plutôt se sont fait un devoir de lancer leurs forces dans la bataille. La tentative d'Aristote dans sa Physique est restée mémorable, fournissant un cadre de réflexion aux savants jusqu'à la fin du Moyen-âge.

Le temps suivant Aristote, Physique, livre IV

Le temps est "le nombre du mouvement suivant l'avant et l'après". Cette définition célèbre repose sur l'idée e nombre, qui ne s'entend pas dans n'importe quel sens... Aristote évoque un nombre nombrant (purement ) et non pas un nombre nombré (nombre de ceci ou cela). Et ce nombre est moins un cardinal (déterminant la quantité d'une classe) qu'un ordinal (déterminant un ordre de succession).
Dans la Physique d'Aristote, nous avons bien une approche philosophique du temps mais qui suit le sens commun, à partir de la distinction et de la liaison du temps et du mouvement. Distinction : le mouvement est changement ou déplacement, jamais immédiat, occupant toujours une certaine durée. Le temps ne se perçoit toujours qu'indirectement à partir de la perception de mouvements. Liaison donc, et liaison problématique. Tout mouvement, tout changement, en soi ou hors de soi, nous fait sentir le temps qui s'écoule. Comment opérer une mesure fiable du temps ? À partir de mouvements réguliers, de phénomènes cycliques !
À partir de mouvements parfaits ? Les mouvements circulaires. De mouvements divins ? Ceux des astres ! Le mouvement qui sert de critère, le mouvement de la sphère des étoiles fixes.
Mais comment savons-nous que ce mouvement est parfait ? Est-ce parce que nous l'avons mesuré ? Non bien sûr ! Car autrement il y aurait une régression à l'infini ! Il est postulé parfait, considéré comme inaltérable, posé comme une sorte de principe éternel. C'est là où, visiblement, le sens commun cède le pas à la métaphysique.

Le temps perçu, une belle analyse d'Averroès dans son Commentaire à la Physique,
commentaire 98 :
"Le temps, d'après lui, peut être perçu à l'occasion d'un mouvement quelconque, — mouvement dans le monde extérieur ou changement d'ordre purement psychique ; mais ce mouvement n'est pas plus qu'une occasion de la perception du temps, lequel par là n'est perçu que per accidens. Seulement cette perception d'un mouvement ou d'un changement interne quelconques nous fait percevoir du même coup que nous sommes dans un état de changement (in esse moto) ou dans un état qui implique notre capacité essentielle de changer (in esse transmutabili). Et c'est cette perception de notre manière d'être qui entraîne notre perception du temps, perception, cette fois, qui n'est plus un effet accidentel, mais qui nous fait saisir de façon immédiate et essentielle le temps concret. (...)
Son insistance touchant les liens du temps avec notre esse transmutabile est inspirée, au fond, par l'idée que la temporalité est, somme toute, une manière d'être propre aux êtres matériels, — dont l'homme, — en tant qu'il leur est essentiel de posséder la capacité de changer et de changer d'un mouvement continu. (...)
(...) nous pouvons percevoir le temps à propos de tout mouvement, quel qu'il soit ; mais ainsi on n'en a qu'une perception per accidens. La perception essentielle et per se du temps nous est donnée dans la conscience que nous avons, à l'occasion d'un mouvement quelconque, du fait que nous subissons un changement — et ainsi de notre capacité essentielle de changer, — l'un et l'autre étant liés intrinsèquement, comme à leur cause nécessaire et naturelle, au mouvement circulaire de la sphère céleste. Ces indications, simplement rappelées ici, se trouvent précisées et complétées par l'adjonction de la notion de continuité : nous percevons le temps de façon essentielle quand nous avons conscience de subir un changement continu. "
Tiré de l'étude d'Augustin Mansion, "La théorie aristotélicienne du temps chez les péripatéticiens médiévaux" (1934)

A retrouver en entier sur Persée :

Le bon sens et les connaissances recueillies par observation de la nature ont leurs limites. Des apories surgissent bientôt, quant à l'espace (le monde a-t-il une limite spatiale, une frontière ?) et quant au temps (le monde a-t-il un commencement, une origine absolue ?). La raison est en fait démunie quand elle s'efforce de reprendre les idées communes ou naïves sur le temps et de les approfondir.
L'espace est de même un être particulièrement difficile à saisir par la pensée. Est-il vide ou plein ? Où s'arrête-il s'il s'arrête et comment le peut-il ? A-t-il des limites ou bien est-il infini ? La question reste pendante, sans doute parce que sa formulation est problématique. Le langage ordinaire, l'usage des mots de tous les jours pour communiquer et s'exprimer, pour argumenter, est contraignant et nous rencontrons là aussi des limites. On peut poser des questions, sans bien savoir toutefois si elles ne sont pas absurdes ! Où va donc la flèche que tirerait un archer posté aux limites du monde ? Nul ne le sait. L'expérience de pensée est troublante.
De même, quant au temps, la raison peut certes toujours produire des raisonnements, mais elle peut alors aussi bien arriver à démontrer que le monde doit nécessairement avoir un commencement dans le temps et qu'il doit nécessairement ne pas avoir de commencement dans le temps. Que le temps est nécessairement fini et qu'il est nécessairement infini ! De telles "démonstrations" métaphysiques qui s'affrontent en conclusions contraires, en antinomies, sans pouvoir être réfutées au nom d'une erreur de raisonnement sont en fait des paralogismes, indiquant qu'un usage abusif de la raison a été fait. On a raisonné sur l'espace et le temps comme s'il s'agissait de phénomènes alors qu'il s'agit en réalité de simples conditions de possibilité pour les phénomènes !
Au lieu de produire un assentiment généralisé, l'effort pour argumenter produit des dissensions. De doctes personnes prennent position, réfutent leurs devanciers... avant d'être elles-mêmes réfutées.

Peut-être faut-il alors s'appuyer sur autre chose que la raison ? La révélation par exemple. Mais alors un double problème de compréhension des textes sacrés et d'interprétation de la parole sacrée se pose.

Beaucoup d'autres paradoxes temporels existent, qui sont également des paralogismes, quand on raisonne à partir d'hypothèses aburdes comme le voyage dans le temps, la machine à remonter le temps. Le temps ne peut-être vécu qu'au présent, même quand on peut observer le passé des étoiles (par rapport à nous) grâce à des télescopes.

Quelques querelles. Approfondissements

     La polémique autour du temps fini, infini

Le temps n'a pas fait l'objet que de paralogisme mais il a été aussi à l'origine de bien des sophismes ou raisonnements trompeurs !
Une querelle millénaire en témoigne, celle de la divisibilité à l'infini du temps. Il a semblé qu'il était impossible de diviser à l'infini l'espace ou encore le temps sans tomber sur un être élémentaire, insécable, absolument primitif : le point dans le cas de l'espace ou l'instant dans celui du temps. Ainsi la ligne serait une série de points serrés les uns contre les autres, jusxtaposés ; un moment ou une durée, un ensemble d'instants, de très petites parcelles de temps qui se succéderaient les uns aux autres.
Cette représentation qui est en quelque sorte une construction naïve des idées d'espace et de temps a a donné lieu à bien des discussions et même une sorte de guerre entre penseurs s'efforçant de proposer le meilleur système de la nature, de savoir ce qu'il faut penser du mouvement, du changement. Les Pythagoriciens et les Eléates. Les célèbres paradoxes de Zénon en découlent. On les retrouvera dans l'Essai sur les données immédiates de la conscience.

     La recherche d'une position consensuelle au début de la science moderne, avec l'opposition d'un temps absolu et relatif

Des avancées remarquables ont lieu au XVIIe siècle dans le domaine de la mesure du temps. En particulier grâce à Huyghens et sa théorie du pendule. On peut désormais concevoir des horloges véritablement précises, contrairement aux clepsydres, sablier, horloges primitives sans balancier. Mais le progrès quant à la mesure du temps est une chose, le progrès quant à la pensée du temps et la détermination de sa nature est autre chose !
Newton, Principes mathématiques de la philosophie naturelle (1687) croit avancer dans la bonne voie : « Le temps absolu, vrai et mathématique, sans relation à rien d’extérieur, coule uniformément, et s’appelle la durée. Le temps relatif, apparent et vulgaire, est cette mesure sensible et externe d’une partie de durée quelconque (égale ou inégale) prise du mouvement : telles sont les mesures d’heures, de jours, de mois, etc... dont on se sert ordinairement à la place du temps vrai » (pp. 7 et 8)
« Le temps absolu doit toujours couler de la même manière » (p. 10).
Sa position donnera lieu à une polémique. Son champion, Clarke, devant répondre dans un dialogue fameux aux objections de Leibniz.

     La reprise de cette philosophie naturelle, dans un esprit relativiste, l'invention du temps corrélat de la conscience humaine, non pas concept mais forme pure de l'intuition

On doit à Kant un double effort, d'abord de concilier la pensée du temps issue du sens commun et les théories scientifiques ayant prouvé leur efficacité (la mécanique newtonienne) ensuite de critiquer l'usage que nous pouvons faire de nos facultés (la perception, la raison, l'imagination, l'intuition) en établissant leurs limites non seulement de fait mais aussi en droit. Une conception raisonnable du temps en est issue.
Kant, Critique de la raison pure, "Esthétique transcendantale" (1781-1787): « Le temps n’est pas un concept empirique ou qui dérive de quelque expérience. En effet, la simultanéité et la succession ne tomberaient pas elles-mêmes sous notre perception, si la représentation du temps ne lui servait a priori de fondement. (...). Le temps est une représentation nécessaire qui sert de fondement à toutes les intuitions. (...) Sur cette nécessité se fonde a priori la possibilité de principes apodictiques concernant les rapports du temps, ou d’axiomes du temps en général, comme ceux-ci : le temps n’a qu’une dimension ; des temps différents ne sont pas simultanés, mais successifs. (...) Le temps n’est pas un concept discursif, ou, comme on dit, général, mais une forme pure de l’intuition sensible » (pp. 71 et 72)

Cette thèse est forte. Le temps est une forme pure, celle du sens interne, tandis que l'espace est forme de la sensibilité recueillant ce qui m'affecte à l'extérieur de moi-même. En affirmant que le temps n'est pas un concept, mais une forme pure de l'intuition sensible, Kant évite de possibles cercles vicieux, des pétitions de principe. Mais elle n'est pas sans faille. D'une part, la science évolue et les principes mêmes de la science newtonienne acclimatés dans le système philosophique de Kant ne sont pas dotés d'une valeur absolue, apodictique ; d'autre part la critique repose sur des distinctions comme celle de l'a priori et de l'a posteriori dont l'usage est sujet à discussion. Ainsi Henri Poincaré, par exemple, dans La Science et l'hypothèse, remet en cause globalement l'approche kantienne et les notions de l'espace et du temps, lui préfère une approche conventionnaliste, plus souple, se passant de l'idée d'un cadre a priori et inné des sensations pour lui substituer un cadre formel construit. Nos idées du temps et de l'espace sont issues d'un travail de la pensée, même si celui-ci reste ordinairement inconscient. Travail qui est transcriptible en langage mathématique, si l'on a les bons instruments (non seulement divers types de calcul comme le calcul intégral mais aussi divers types de raisonnement comme le raisonnement par récurrence et encore divers types de lois et d'objets abstraits, par exemple l'idée de corps au sens mathématique du terme).
" (...) l’espace absolu, le temps absolu, la géométrie même ne sont pas des conditions qui s’imposent à la mécanique ; toutes ces choses ne préexistent pas plus à la mécanique que la langue française ne préexiste logiquement aux vérités que l’on exprime en français."

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