Temps et
espace, quelques généralités
Adoptons dans un premier
temps une perspective naïve, celle du bon sens – dont nul ne
manque ou ne peut se croire dépourvu.
Comment penser le temps
sans verser dans les songes de la métaphysique ou se lancer dans une
enquête scientifique ? L'opposition du temps et de l'espace apparaît
capitale. Pourquoi ces deux notions, à la fois si proches et si
éloignées ? Parce qu'elles désignent toute chose, qu'elles
renvoient à la nature dans sa plus grande généralité. Toute chose
existe dans l'espace, à une certaine place, et existe dans le temps,
durant un certain laps de temps.
L'espace, c'est partout
autour de nous ; le temps c'est toujours.
L'espace a ses repères,
le haut et le bas, le droit et le gauche, le devant et le derrière.
L'ici, le proche et le lointain. Le temps a lui même ses repères.
L'avant, le maintenant et l'après. Et le maintenant, le proche et le
lointain.
Espace et temps seraient
les deux cadres nécessaires de l'expérience, de la pensée et de la
vie. Toute chose pour être une chose doit être située, localisée,
déterminée spatialement et spatialement. Toute chose pour être,
c'est-à-dire pour exister, doit être hic et nunc, ici et
maintenant.
Le temps s'entend donc
comme une condition de possibilité. Condition de possibilité pour
qu'une chose se dévoile à nous, fasse partie de notre monde. Tout
comme nous-mêmes. Car nous mêmes, quoique nous soyons en un sens
créateurs de notre monde, n'échappons jamais totalement à cette
condition d'êtres situés dans l'espace et le temps. Nous n'y
échappons pas, même quand nous dormons, même quand nous sommes
emportés par l'ivresse ou une grande douleur, même quand nous
faisons des mathématiques et produisons des idées abstraites,
éternelles, des calculs et des théorèmes.
Le bon sens nous souffle
donc que le temps est une réalité continue, qui ne s'interrompt
jamais, et qu'elle aurait une seule dimension. Par opposition à
l'espace qui apparemment aurait trois dimensions. Une seule mesure
suffit en effet à déterminer temporellement un évènement, qui
peut donc être inscrit sur une frise chronologique, sur une simple
ligne orientée, à partir du moment où on se dote d'un repère et
d'une origine. Alors l'avant et l'après comme le proche et le
lointain peuvent être déterminés objectivement et communiqués à autrui.
Est-il possible de
préciser encore de quoi il s'agit ? Difficile de le faire sans
recourir à des métaphores et risquer de produire finalement autant
d'obscurité que de clarté...
Quelles sont ces
métaphores ?
Le temps, c'est dit-on un
fleuve. Parce qu'il coule.
Le temps, a-t-on dit, est
un tonneau percé qui jamais ne se remplit. C'est une femme aux longs
cheveux. Car il est très difficile de l'attraper et quand on croit
pouvoir la saisir, après lui avoir couru après, parce qu'on lui a
saisi les cheveux, ceux-ci nous glissent entre les doigts.
Le temps, précise-t-on
comme pour fuir la poésie mais sans cesser de produire des
métaphores, c'est un principe, un cadre, un réceptacle, un milieu.
Ou même une structure de l'être. Une "substance" étrange
(ou un attribut de la substance, si pour le coup on refuse de
continuer à avoir un usage impropre des termes) qui laisse pantois
celui qui s'efforce d'en comprendre la nature.
Peut-on arriver à passer
du bon sens commun à la pensée réfléchie du savant, en focalisant
son attention sur l'essentiel, en s'efforçant de produire un
jugement qui satisfasse tout le monde ?
Les philosophes ont cru
pouvoir relever le défi. Ou plutôt se sont fait un devoir de lancer
leurs forces dans la bataille. La tentative d'Aristote
dans sa Physique est restée mémorable, fournissant un cadre
de réflexion aux savants jusqu'à la fin du Moyen-âge.
Le temps suivant Aristote, Physique, livre
IV
Le temps est "le nombre du mouvement suivant
l'avant et l'après". Cette définition célèbre repose sur l'idée e
nombre, qui ne s'entend pas dans n'importe quel sens... Aristote
évoque un nombre nombrant (purement ) et non pas un nombre nombré
(nombre de ceci ou cela). Et ce nombre est moins un cardinal
(déterminant la quantité d'une classe) qu'un ordinal (déterminant
un ordre de succession).
Dans la Physique d'Aristote, nous avons bien
une approche philosophique du temps mais qui suit le sens commun, à
partir de la distinction et de la liaison du temps et du mouvement.
Distinction : le mouvement est changement ou déplacement, jamais
immédiat, occupant toujours une certaine durée. Le temps ne se
perçoit toujours qu'indirectement à partir de la perception de
mouvements. Liaison donc, et liaison problématique. Tout mouvement,
tout changement, en soi ou hors de soi, nous fait sentir le temps qui
s'écoule. Comment opérer une mesure fiable du temps ? À
partir de mouvements réguliers, de phénomènes cycliques !
À partir
de mouvements parfaits ? Les mouvements circulaires. De mouvements
divins ? Ceux des astres ! Le mouvement qui sert de critère, le
mouvement de la sphère des étoiles fixes.
Mais comment savons-nous que ce mouvement est
parfait ? Est-ce parce que nous l'avons mesuré ? Non bien sûr ! Car
autrement il y aurait une régression à l'infini ! Il est postulé
parfait, considéré comme inaltérable, posé comme une sorte de
principe éternel. C'est là où, visiblement, le sens commun cède
le pas à la métaphysique.
commentaire 98 :
"Le temps, d'après
lui, peut être perçu à l'occasion d'un mouvement quelconque, —
mouvement dans le monde extérieur ou changement d'ordre purement
psychique ; mais ce mouvement n'est pas plus qu'une occasion de la
perception du temps, lequel par là n'est perçu que per accidens.
Seulement cette perception d'un mouvement ou d'un changement interne
quelconques nous fait percevoir du même coup que nous sommes dans un
état de changement (in esse moto) ou dans un état qui
implique notre capacité essentielle de changer (in esse
transmutabili). Et c'est cette perception de notre manière
d'être qui entraîne notre perception du temps, perception,
cette fois, qui n'est plus un effet accidentel, mais qui nous fait
saisir de façon immédiate et essentielle le temps concret. (...)
Son insistance touchant
les liens du temps avec notre esse transmutabile est inspirée,
au fond, par l'idée que la temporalité est, somme toute, une
manière d'être propre aux êtres matériels, — dont l'homme,
— en tant qu'il leur est essentiel de posséder la capacité de
changer et de changer d'un mouvement continu. (...)
(...) nous pouvons
percevoir le temps à propos de tout mouvement, quel qu'il soit ;
mais ainsi on n'en a qu'une perception per accidens. La
perception essentielle et per se du temps nous est donnée
dans la conscience que nous avons, à l'occasion d'un mouvement
quelconque, du fait que nous subissons un changement — et ainsi de
notre capacité essentielle de changer, — l'un et l'autre étant
liés intrinsèquement, comme à leur cause nécessaire et naturelle,
au mouvement circulaire de la sphère céleste. Ces indications,
simplement rappelées ici, se trouvent précisées et complétées
par l'adjonction de la notion de continuité : nous percevons le
temps de façon essentielle quand nous avons conscience de subir un
changement continu. "
Tiré de l'étude d'Augustin Mansion, "La théorie aristotélicienne
du temps chez les péripatéticiens médiévaux" (1934)
A retrouver en entier sur Persée :
Le bon sens et les
connaissances recueillies par observation de la nature ont leurs
limites. Des apories surgissent bientôt, quant à l'espace (le monde
a-t-il une limite spatiale, une frontière ?) et quant au temps (le
monde a-t-il un commencement, une origine absolue ?). La raison est
en fait démunie quand elle s'efforce de reprendre les idées
communes ou naïves sur le temps et de les approfondir.
L'espace est de même un
être particulièrement difficile à saisir par la pensée. Est-il vide ou plein ?
Où s'arrête-il s'il s'arrête et comment le peut-il ? A-t-il des
limites ou bien est-il infini ? La question reste pendante, sans
doute parce que sa formulation est problématique. Le langage
ordinaire, l'usage des mots de tous les jours pour communiquer et
s'exprimer, pour argumenter, est contraignant et nous rencontrons là
aussi des limites. On peut poser des questions, sans bien savoir
toutefois si elles ne sont pas absurdes ! Où va donc la flèche que
tirerait un archer posté aux limites du monde ? Nul ne le sait.
L'expérience de pensée est troublante.
De même, quant au temps,
la raison peut certes toujours produire des raisonnements, mais elle
peut alors aussi bien arriver à démontrer que le monde doit
nécessairement avoir un commencement dans le temps et qu'il
doit nécessairement ne pas avoir de commencement dans le temps. Que
le temps est nécessairement fini et qu'il est nécessairement infini
! De telles "démonstrations" métaphysiques qui
s'affrontent en conclusions contraires, en antinomies, sans pouvoir
être réfutées au nom d'une erreur de raisonnement sont en fait des
paralogismes, indiquant qu'un usage abusif de la raison a été fait.
On a raisonné sur l'espace et le temps comme s'il s'agissait de
phénomènes alors qu'il s'agit en réalité de simples conditions de
possibilité pour les phénomènes !
Au lieu de produire un
assentiment généralisé, l'effort pour argumenter produit des
dissensions. De doctes personnes prennent position, réfutent leurs
devanciers... avant d'être elles-mêmes réfutées.
Peut-être faut-il alors
s'appuyer sur autre chose que la raison ? La révélation par
exemple. Mais alors un double problème de compréhension des textes
sacrés et d'interprétation de la parole sacrée se pose.
Beaucoup d'autres
paradoxes temporels existent, qui sont également des paralogismes,
quand on raisonne à partir d'hypothèses aburdes comme le voyage
dans le temps, la machine à remonter le temps. Le temps ne peut-être
vécu qu'au présent, même quand on peut observer le passé des
étoiles (par rapport à nous) grâce à des télescopes.
La polémique autour du temps fini,
infini
Le temps n'a pas fait
l'objet que de paralogisme mais il a été aussi à l'origine de bien
des sophismes ou raisonnements trompeurs !
Une querelle millénaire
en témoigne, celle de la divisibilité à l'infini du temps. Il a
semblé qu'il était impossible de diviser à l'infini l'espace ou
encore le temps sans tomber sur un être élémentaire, insécable,
absolument primitif : le point dans le cas de l'espace ou l'instant
dans celui du temps. Ainsi la ligne serait une série de points
serrés les uns contre les autres, jusxtaposés ; un moment ou une
durée, un ensemble d'instants, de très petites parcelles de temps
qui se succéderaient les uns aux autres.
Cette représentation qui
est en quelque sorte une construction naïve des idées d'espace et
de temps a a donné lieu à bien des discussions et même une sorte
de guerre entre penseurs s'efforçant de proposer le meilleur système
de la nature, de savoir ce qu'il faut penser du mouvement, du
changement. Les Pythagoriciens et les Eléates. Les célèbres
paradoxes de Zénon en découlent. On les retrouvera dans l'Essai
sur les données immédiates de la conscience.
La recherche d'une
position consensuelle au début de la science moderne, avec
l'opposition d'un temps absolu et relatif
Des avancées remarquables ont lieu au
XVIIe siècle dans le domaine de la mesure du temps. En particulier
grâce à Huyghens et sa théorie du pendule. On peut désormais
concevoir des horloges véritablement précises, contrairement aux
clepsydres, sablier, horloges primitives sans balancier. Mais le
progrès quant à la mesure du temps est une chose, le progrès quant
à la pensée du temps et la détermination de sa nature est autre
chose !
Newton, Principes
mathématiques de la philosophie naturelle (1687) croit
avancer dans la bonne voie : « Le temps absolu, vrai et
mathématique, sans relation à rien d’extérieur, coule
uniformément, et s’appelle la durée. Le temps relatif, apparent
et vulgaire, est cette mesure sensible et externe d’une partie de
durée quelconque (égale ou inégale) prise du mouvement :
telles sont les mesures d’heures, de jours, de mois, etc... dont on
se sert ordinairement à la place du temps vrai » (pp. 7 et
8)
« Le temps absolu doit
toujours couler de la même manière » (p. 10).
Sa position donnera lieu à une
polémique. Son champion, Clarke, devant répondre dans un dialogue
fameux aux objections de Leibniz.
La reprise de cette
philosophie naturelle, dans un esprit relativiste, l'invention du
temps corrélat de la conscience humaine, non pas concept mais forme
pure de l'intuition
On doit à Kant un double
effort, d'abord de concilier la pensée du temps issue du sens commun
et les théories scientifiques ayant prouvé leur efficacité (la
mécanique newtonienne) ensuite de critiquer l'usage que nous pouvons
faire de nos facultés (la perception, la raison, l'imagination,
l'intuition) en établissant leurs limites non seulement de fait mais
aussi en droit. Une conception raisonnable du temps en est issue.
Kant, Critique de la
raison pure, "Esthétique transcendantale" (1781-1787):
« Le temps n’est pas un concept empirique ou qui dérive
de quelque expérience. En effet, la simultanéité et la succession
ne tomberaient pas elles-mêmes sous notre perception, si la
représentation du temps ne lui servait a priori de fondement.
(...). Le temps est une représentation nécessaire qui sert de
fondement à toutes les intuitions. (...) Sur cette nécessité
se fonde a priori la possibilité de principes apodictiques
concernant les rapports du temps, ou d’axiomes du temps en général,
comme ceux-ci : le temps n’a qu’une dimension ; des
temps différents ne sont pas simultanés, mais successifs. (...)
Le temps n’est pas un concept discursif, ou, comme on dit,
général, mais une forme pure de l’intuition sensible »
(pp. 71 et 72)
Cette thèse est forte.
Le temps est une forme pure, celle du sens interne, tandis que
l'espace est forme de la sensibilité recueillant ce qui m'affecte à
l'extérieur de moi-même. En affirmant que le temps n'est pas un
concept, mais une forme pure de l'intuition sensible, Kant évite de
possibles cercles vicieux, des pétitions de principe. Mais elle
n'est pas sans faille. D'une part, la science évolue et les
principes mêmes de la science newtonienne acclimatés dans le
système philosophique de Kant ne sont pas dotés d'une valeur
absolue, apodictique ; d'autre part la critique repose sur des
distinctions comme celle de l'a priori et de l'a posteriori
dont l'usage est sujet à discussion. Ainsi Henri Poincaré, par
exemple, dans La Science et l'hypothèse, remet en cause
globalement l'approche kantienne et les notions de l'espace et du
temps, lui préfère une approche conventionnaliste, plus souple, se
passant de l'idée d'un cadre a priori et inné des sensations
pour lui substituer un cadre formel construit. Nos idées du temps et
de l'espace sont issues d'un travail de la pensée, même si celui-ci
reste ordinairement inconscient. Travail qui est transcriptible en
langage mathématique, si l'on a les bons instruments (non seulement
divers types de calcul comme le calcul intégral mais aussi divers
types de raisonnement comme le raisonnement par récurrence et encore
divers types de lois et d'objets abstraits, par exemple l'idée de
corps au sens mathématique du terme).
" (...)
l’espace absolu, le temps absolu, la géométrie même ne
sont pas des conditions qui s’imposent à la mécanique ;
toutes ces choses ne préexistent pas plus à la mécanique que la
langue française ne préexiste logiquement aux vérités que l’on
exprime en français."
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