Un cours en ligne

Le contenu de ce blog est périssable.
Il s'agit de notes de cours, ou plutôt de schémas de cours, qui me servent pour traiter le programme de Lettres-philosophie devant mes classes de CPGE scientifiques, de première et de seconde année. Chaque année un nouveau thème, deux nouvelles oeuvres littéraires et une oeuvre philosophique.
J'en assume l'entière responsabilité, y compris lorsque s'y mêlent des jugements personnels sur des oeuvres et des auteurs, des conseils de lecture peu orthodoxes ou des pointes d'ironie. Le mot d'ordre que je m'efforce de suivre, lié à la lecture de Harry G. Frankfurt, est de ne pas mentir quand il est possible de baratiner, de ne pas baratiner quand ce n'est pas absolument nécessaire.

mercredi 9 octobre 2013

III C Hic et nunc


     Un double mouvement spéculatif

Que se passe-t-il dans l'instant ? Que se passe-t-il à chaque instant quand j'ai un choix à faire, quand je sens au fond de moi que je peux et dois m'engager, quand donc une bifurcation se dévoile devant moi ? L'instant a beau être un point dans le déroulement du temps, il a dans mon existence une valeur tragique intrinsèque. Une fois qu'il est passé, il est passé pour l'éternité ! Il appelle donc une méditation sur la vie. Une recherche de la personnalité que nous sommes vraiment, non pas de la personne qui résulte de déterminations génétiques ou de puissants conditionnements culturels, voire de simples influences sociétales éphémères mais de la personnalité qui peut se révéler dans les moments cruciaux de notre existence.
Notre personnalité potentielle et non pas actuelle, notre" moi profond" comme le dit Bergson.

Le jour où tout bascule, qui sommes-nous ?

1. Voyager dans le passé.

Nullle personne sérieuse ne peut imaginer voyager dans le temps et pouvoir, en empruntant la machine à remonter le temps, changer d'époque. Mais le questionnement n'a que faire de cette impossibilité physique.
Pierre Bayard s'y livre à ses risques et périls dans le livre intitulé Aurais-je été résistant ou bourreau ? (éd. De Minuit, 2013) :
"Pour quelqu'un de ma génération, né après la Seconde Guerre mondiale et désireux de savoir comment il se serait comporté en de telles circonstances, il n'existe pas d’autre solution que de voyager dans le temps et de vivre soi-même à cette époque.
Je me propose donc ici, en reconstituant en détail l’existence qui aurait été la mienne si j’étais né trente ans plus tôt, d’examiner les choix auxquels j’aurais été confronté, les décisions que j’aurais dû prendre, les erreurs que j’aurais commises et le destin qui aurait été le mien."

Une telle question est-elle folle, au motif qu'aucune réponse assurée ne peut être apportée ? Non, bien sûr. Et chacun peut la reprendre à son propre compte. Qui aurais-je été, si j'avais vécu à une époque ? Qui aurais-je pu être en mai 68, en 1941 sous l'occupation nazie, en 1917 dans un régiment de poilus ?

Lecture de la quatrième partie : "Le point de bascule", chapitre premier : "De soi-même".

2. Se tourner vers l'avenir. Le temps messianique

Qu'est-ce que le temps messianique ? Ce qui est attendu, même si cela ne vient pas, quand bien même certains auraient déjà abandonné tout espoir. La venue du Messie, de l'Imam caché, d'une époque de mille ans de paix et de félicité (le millénarisme chrétien).
Le temps messianique est celui de la promesse tenue... curieux pléonasme à vrai dire que celui évoqué par l'expression "tenir sa promesse", montrant bien que dans les faits les choses ne sont pas si simples. Le temps messianique diffère du temps économique, du temps politique, du temps social sur ce point précis qu'il a contre lui la force de l'évidence. Il est nié par une myriade d'espoirs déçus, de promesses non tenues, de lâches ou sages et raisonnables abandons ! C'est alors pour celui qui croit toujours ce qui vient néanmoins, alors que lui-même n'a pas renoncé, et sans doute parce qu'il n'a pas renoncé ! C'est ce qui survient suite, précisément, à son attente... et donc aussi ce qui survient quand on ne l'attend plus... quand on ne l'attend plus comme on attend ordinairement en politique, le grand homme, ou ordinairement, en économie, le grand patron, et de manière générale l'homme providentiel !
C'est la survenance non d'un être providentiel dans le temps (car il n'existe aucun être de cette sorte, et que des imposteurs) mais d'un temps providentiel ! Temps de l'apocalypse – ou révélation – connotée positivement comme une sorte d'harmonie retrouvée, ce qui vient du fait d'une prise de risque, grâce à moi ou à la capacité que j'ai de parier, de faire confiance à autrui ou bien seulement d'avoir la foi !

D'une certaine façon nous n'avons pas abandonné le questionnement précédent ! S'il est permis de se tourner vers le passé pour le vivre en pensées et ainsi se découvrir dans sa vérité, comme personnalité potentielle, il est possible également de se tourner en pensées vers le futur pour éprouver sa personnalité actuelle, sa fragile solidité ! Sommes-nous déjà à la hauteur de notre espérance ?
Ou avons-nous encore besoin de croire dans ces substituts du Père et de la Mère que sont le parti, le programme, le dogme, le pasteur, le grand frère ?

Temps grec et temps juif, in Gérard Bensussan, le Temps Messianique. Temps historique et temps vécu (2001):
"(...) le temps grec objective les suites dans des points situés sur une ligne et inscrits dans un champ spatial et optique d’ensemble : c'est sous cette condition, un temps toujours-déjà construit, que le temps est mesurable comme objet. [Le temps juif] saisit l’ensemble des relations par lesquelles un sujet prend place, à partir de sa propre situation, dans le réseau des générations, des naissances et des morts, des descendances et des postérités, soit dans l’histoire proprement dite, en hébreu toledot, engendrements. Sous cette condition, un temps en train de se construire, le temps apparaît comme ce qui nous est mesuré, ce dont, comme nos jours, nous sommes « les enfants ». C'est tout le sens de l’eschatologie messianique telle que nous l’avons opposée à la téléologie progressiste qui s’en trouve précisé : un temps génétique, ou plutôt génésique, face à un temps objectal et structural.[…] Ce qui a été accompli dans le passé, nous l’avons sous les yeux lorsqu’il s’agit des ouvrages des ancêtres, édifices et civilisations, dans la rétrospection de la mémoire s’il s’agit des actes de nos pères, et même dans l’efficience singulière de ce qui en aura été oublié et qui reste, jusque dans sa perte."

L'«eschatologie messianique telle que nous l’avons opposée à la téléologie progressiste » ; le temps « génésique» opposé au temps « structural » ?
L'opposition d'un temps linéaire « toujours déjà construit » et d'un temps réticulé, comme réseau de relations généalogiques, est-ce l'affrontement de deux représentations du temps ou de la temporalité ? On oppose habituellement le temps linéaire et le temps cyclique ; la temporalité comme manière singulière de vivre le temps se distribue en deux modèles ou types de pensée : d'une part sous le logos philosophique, une stricte causalité ; d'autre part, avec plus d'audace, l'idée de possibles déviations, miracles, de la survenue d'évènements apocalyptiques, absolument imprévisibles, quand on ne les attend plus ou n'a aucune raison de les attendre... dans des pensées alternatives, qui sont ou peuvent être considérées comme des contre-modèles de la temporalité raisonnable.

Le temps messianique, est-ce le temps de la foi ? Attention à bien utiliser les termes de foi, confiance et fidélité ; à opposer espoir profane et espérance religieuse ; à comprendre ce temps comme un temps mythique, dont la vérité n'est pas et ne pas être historique !
Sur l'apocalypse chrétienne, le reportage de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur.

Sur la confiance qui crée des boucles de rétroaction positive :
"La Confiance", Philosophie-Arte, dialogue de avec Raphaël Enthoven avec Michela Marzano

Sur la fidélité, idée proche de celle de confiance, qui nécessite une attention particulière depuis que la société ne nous pousse plus guère à rester fidèle et que cela devient un choix, une sorte de style de vie, voir l'ouvrage d'Alain Etchegoyen La force de la fidélité dans un monde infidèle (éd. Anne Carrière, 2006). La fidélité, un temps figé ou bien un temps à réinventer en permanence ?

III B Lucrèce et Sénèque


     Le sentiment tragique de l'existence

La vie si courte et si longue...

Il est possible d'employer le terme de déréliction pour désigner le sentiment tragique de l'existence, correspondant au fait d'être jeté dans le monde, de devoir y subir quantité de peines et surtout de devoir y faire l'épreuve d'une impuissance fondamentale : je suis un être contingent, factice, qui tend à disparaître... en reproduisant le drame de toute vie éphémère, de toute existence qui n'a pas le pouvoir de résister longtemps aux atteintes du dehors, aux maladies, à l'usure, à la dégradation...

Avant de faire le constat de la répétition du même (prosopopée du début du livre III, « tout est toujours pareil » évoquant la parole de l'Ecclésiaste), Lucrèce dans son poème De la nature, nous expose les tonalités de ce sentiment à la fin du livre II.
« (…) Tous les corps, en effet, que tu vois grandir heureusement et s'élever peu à peu à l'état d'adultes, acquièrent plus qu'ils ne dissipent ; la nourriture aisément circule dans toutes les veines et les tissus ne sont pas assez lâches et distendus pour perdre beaucoup de substance et laisser la dépense l'emporter sur l'acquis. Nos corps font des pertes importantes, il faut en convenir, mais le compte des acquisitions domine [2,1130] jusqu'au jour où le faîte de la croissance est atteint. Dès lors, insensiblement les forces diminuent, la vigueur de l'adolescence est brisée et l'âge glisse vers la décrépitude. Plus est vaste en effet un corps qui cesse de croître, plus sa surface est large, et plus nombreux sont les éléments qu'il répand de toutes parts et qui s'échappent de sa substance. Les aliments ne se répandent plus aisément dans toutes les veines et ne suffisent pas pour réparer les flots de matière qui s'échappent sans cesse et pour fournir la substance de remplacement. Il est donc fatal que les corps périssent, étant moins denses [2,1140] à cause de leurs pertes incessantes et plus faibles contre les chocs qui surviennent. Car la nourriture finit par manquer au grand âge ; et dans son état d'affaissement l'être résiste mal aux chocs répétés du dehors, sa résistance est vaincue par leur acharnement. Ainsi le tour viendra pour les murailles du vaste monde qui, succombant aux assauts du temps, ne laisseront plus que décombres et poussière de ruines. Tous les corps en effet ont besoin de la nourriture pour les réparer et les renouveler ; elle doit les étayer tous et tous les soutenir mais la tâche cesse d'être possible lorsque les veines ne supportent plus des quantités suffisantes ou que la nature n'en fournit plus. [2,1150] Et déjà notre époque est brisée, et la terre lasse d'engendrer crée avec peine de chétifs animaux, elle qui a jadis créé toutes les espèces et mis au monde les corps de gigantesques bêtes sauvages. Car je ne crois pas que les espèces mortelles aient été descendues du ciel dans nos plaines par un câble d'or ; ni la mer, ni les flots qui viennent battre les rochers ne les créèrent : mais la même terre les engendra qui les nourrit aujourd'hui de sa substance. C'est elle aussi qui pour les mortels créa spontanément les moissons brillantes, les vignobles prospères ; elle aussi qui leur offrit les doux fruits et les gras pâturages. [2,1160] Tout cela maintenant pousse avec peine malgré les efforts de nos bras. Nous y fatiguons les bœufs, nous y épuisons les forces de nos cultivateurs, nous y usons le fer des charrues et cependant les champs se font toujours plus avares à mesure que nous nous dépensons davantage. Et déjà le vieux laboureur, hochant la tête, pense en soupirant à tout son grand travail resté stérile, et s'il compare les temps d'aujourd'hui à ceux d'autrefois, il ne manque pas de vanter le sort de son père ; il a toujours à la bouche le bonheur des siècles passés, [2,1170] où l'homme tout rempli de piété vivait plus aisé dans un domaine plus étroit et subsistait mieux d'un plus modeste patrimoine : il ne voit pas que tout va dépérissant, que tous les êtres marchent au cercueil, épuisés par le long chemin de la vie. »

Lecture du texte de Lucrèce
  • Repérer les différentes sortes d'exemples, le corps de l'être humain, les autres types de corps, le monde lui-même comme système, les champs – terres emblavées, vignobles, pâturages, et les productions des cultures humaines)
  • La thématique de la ruine ou de la décadence progressive qui se poursuit tout au mong du passage (phénomènes de perte, diminution des forces, de la vigueur, décrépitude d'un corps suite à l'obstruction de ses veines ou la perméabilité de ses tissus, affaissement et dislocation finale...)
  • La logique mise en œuvre pour montrer le caractère nécessaire de la mort (définition implicite de la mort comme simple dislocation des corps en tant qu'agrégats de parties élémentaires, proportionnalité de la grandeur des corps et de la déchéance qui les affecte, absence de providence tant pour les phénomènes de croissance que pour ceux de décroissance)
  • La plainte finale mêlée de soupirs. Pas vraiment un refus de l'inévitable, mais plutôt un triste constat, celui de l'impossibilité de compenser dans la durée par l'art et le courage les atteintes du temps.

La solidité de toute chose est apparente. Car les êtres que nous croyons solides ne sont jamais que des combinaisons d'atomes. Aucune d'entre elles n'est éternelle. Aucune ne peut résister indéfiniment aux forces de dislocation. Le livre I du poème de Lucrèce donnait l'exemple des matières les plus solides en apparence : « à mesure que les soleils se succèdent, le dessous de l'anneau s'amincit sous le doigt qui le porte ; les gouttes de pluie qui tombent creusent la pierre ; les sillons émoussent insensiblement le fer recourbé de la charrue ; nous voyons aussi le pavé des chemins usé sous les pas de la foule ; les statues, placées aux portes de la ville, nous montrent que leur main droite diminue sous les baisers des passants »
Le livre II inclut l'être humain dans la catégorie des êtres qui s'usent, dépérissent ou se perdent peu à peu : « tous les êtres marchent au cercueil ».
La nature tout entière s'épuise peu à peu et sa fécondité diminue avec le temps. C'est en effet ce que livre l'observation et ce qui se tire du raisonnement. Il est normal que le vieillard se plaigne du sort qui l'affecte dès lors qu'il se compare à ses ancêtres plus heureux que lui ! Même s'il est sage et ne déplore pas égoïstement e la perte de sa jeunesse, de sa vitalité, de la vigueur de ses artères, il ne peut en effet que voir autour de lui les signes de la déchéance, de la perte de puissance et de l'épuisement de la nature !
« le vieux laboureur, hochant la tête, pense en soupirant à tout son grand travail resté stérile, et s'il compare les temps d'aujourd'hui à ceux d'autrefois, il ne manque pas de vanter le sort de son père »
Pour tout corps l'unité est contingente. Et elle ne peut durer éternellement. La perte de substance comme on dit habituellement car on ne perçoit pas les effets élémentaires mais à la longue seulement les conséquences pour les corps signe le destin de toute chose. Tout reste pareil dans ce monde (et dans les autres !) non pas parce que rien ne vieillit ni ne change, mais parce que tout être croissant finira bien un jour par décroître ! Tout être s'élevant finira par tomber.
En place de fatalité il convient de parler de lois de la nature. Tout s'use. Tout s'épuise... dès lors qu'on parle de choses qui sont des corps, c'est-à-dire des êtres ayant eu une origine dans le temps. Tout être qui naît doit se développer pour se maintenir dans l'être. Tout être qui se développe connaît bientôt une apogée (ou acmé). Tout être qui vient d'atteindre son apogée commence son déclin. Tout être qui décline maintient son être pendant un certain temps puis finit par mourir.

Perdre son temps, l'autre façon d'avoir une vie courte

Y a-t-il de la complaisance dans ce sentiment d'abandon ou de déréliction ? D'autres penseurs ont vécu les mêmes temps troublés et ont pu croire que le temps était implacable. Comment ont-ils réagi à ces impressions ?
Ont-ils fait droit à la plainte du vieux paysan ?

Voici une petite œuvre remarquable. Sénèque, début de Sur la brièveté de la vie et chapitre XVI.
Premier chapitre
[1,1] La plupart des mortels, Paulinus, se plaignent de l'injuste rigueur de la nature, de ce que nous naissons pour une vie si courte, de ce que la mesure de temps qui nous est donnée fuit avec tant de vitesse, tarit de rapidité, qu'à l'exception d'un très petit nombre, la vie délaisse le reste des hommes, au moment où ils s'apprêtaient à vivre. Cette disgrâce commune, à ce qu'on pense, n'a point fait gémir la foule seulement et le vulgaire insensé : même à d'illustres personnages ce sentiment a arraché des plaintes.
[1,2] De là cette exclamation du prince de la médecine : "La vie est courte, l'art est long". De là, prenant à partie la nature, Aristote lui intente un procès peu digne d'un sage : il la blâme d'avoir, dans son indulgence, accordé aux animaux cinq ou dix siècles d'existence, tandis que, pour l'homme appelé à des destinées si variées et si hautes, le terme de la vie est incomparablement plus court.
[1,3] Nous n'avons pas trop peu de temps, mais nous en perdons beaucoup. La vie est assez longue  ; elle suffirait, et au-delà, à l'accomplissement des plus grandes entreprises, si tous les moments en étaient bien employés. Mais quand elle s'est écoulée dans les plaisirs et dans l'indolence, sans que rien d'utile en ait marqué l'emploi, le dernier, l'inévitable moment vient enfin nous presser : et cette vie que nous n'avions pas vue marcher, nous sentons qu'elle est passée.
[1,4] Voilà la vérité : nous n'avons point reçu une vie courte, c'est nous qui l'avons rendue telle : nous ne sommes pas indigents, mais prodigues. D'immenses, de royales richesses, échues à un maître vicieux, sont dissipées en un instant, tandis qu'une fortune modique, confiée à un gardien économe, s'accroît par l'usage qu'il en fait : ainsi notre vie a beaucoup d'étendue pour qui sait en disposer sagement.
Chapitre XVI
[16,1] Mais combien est courte et agitée la vie de ceux qui oublient le passé, négligent le présent, craignent pour l'avenir ! Arrivés au dernier moment, les malheureux comprennent trop tard qu'ils ont été si longtemps occupés à ne rien faire.
[16,2] Et, de ce qu'ils invoquent quelquefois la mort, n'allez pas en conclure que leur vie soit longue : leur folie les agite de passions désordonnées qui les précipitent même vers ce qu'ils craignent ; aussi ne désirent-ils souvent la mort que parce qu'ils la redoutent.
[16,3] Ne regardez pas non plus comme une preuve qu'ils vivent longtemps, si le jour, souvent, leur paraît long, et qu'en attendant le moment fixé pour leur souper, ils se plaignent que les heures s'écoulent avec lenteur ; car si quelquefois leurs occupations les quittent, ils sont tout accablés du loisir qu'elles leur laissent ; ils ne savent ni comment en faire usage, ni comment s'en débarrasser : aussi cherchent-ils une occupation quelconque : et tout le temps intermédiaire devient un fardeau pour eux. Cela certes est si vrai, que, si un jour a été indiqué pour un combat de gladiateurs, ou si l'époque de tout autre spectacle ou divertissement est attendue, ils voudraient franchir tous les jours d'intervalle.
[16,4] Tout retardement à l'objet qu'ils désirent leur semble long. Mais le moment après lequel ils soupirent est court et fugitif, et devient encore plus rapide par leur faute ; car d'un objet ils passent à un autre, et aucune passion ne peut seule les captiver. Pour eux les jours ne sont pas longs mais insupportables. Combien, au contraire, leur paraissent courtes les nuits qu'ils passent dans les bras des prostituées et dans les orgies !
[16,5] Aussi les poètes, dont le délire entretient par des fictions les égarements des hommes, ont-ils feint que Jupiter, enivré des délices d'une nuit adultère, en doubla la durée. N'est-ce pas exciter nos vices que de les attribuer aux dieux, et de donner pour excuse à la licence de nos passions les excès de la Divinité ? Pourraient-elles ne leur point paraître courtes, ces nuits qu'ils achètent si cher ? Ils perdent le jour dans l'attente de la nuit, et la nuit dans la crainte du jour.
Bien concevoir le temps nous permet d'éviter les pires folies ! Combien de fous trouvent la vie trop courte et passent leur vie à attendre quelque chose d'excitant ! « si un jour a été indiqué pour un combat de gladiateurs, ou si l'époque de tout autre spectacle ou divertissement est attendue, ils voudraient franchir tous les jours d'intervalle ». Leur vie devient une série remplie d'intervalles ! Leur vie se troue, se vide sa substance !
Le sage n'oublie pas le passé, ne craint pas l'avenir et surtout ne néglige pas le présent. Il ne perd pas son temps. Ses passions ne sont désordonnées et le tirent pas de hue à dia. Ses occupations ne sont pas seulement des passe-temps ; il ne craint pas l'ennui !
Il peut se tourner vers les entreprises les plus grandes... conquérir un empire ? Faire fortune ? Multiplier les débauches les plus excentriques ? Non, il ne s'agit aucunement des "destinées les plus hautes" que certains envient furieusement. Mais de bien vivre, vivre honnêtement en se faisant un devoir de "cultiver son jardin"... Refuser l'agitation et combattre la dispersion en maîtrisant ses désirs est nécessaire.

On le voit à ce genre de discours moralisateur de Sénèque, les stoïciens sont des philosophes du temps pensé, organisé, contrôlé.
Une analyse serrée de Sur la Brièveté de la vie, chapitre XIV et XV, par Jean-Michel Muglioni

L'éternité hic et nunc

Comme nous l'avions dit précédemment, on oppose classiquement instant et durée, à plus forte raison instant et éternité. L'instant est ce présent fuyant que perçoivent et vivent les êtres humains, auquel s'oppose l'éternité, le temps divin, absolu, permanent.

L'éternité, le temps de Dieu dit-on, est un objet de fascination... C'est l'indicible ou bien ce qui dans nos discours ne peut être appréhendé que par une image, dans une métaphore. Ou qui ne s'appréhende que négativement, dans un jeu d'opposition avec le temps que nous vivons. Comme chez Platon, qui dans le Timée évoque le "Temps" et l'éternité, être éternel, immuable et inchangé, nécessaire. Le temps est par opposition un pur accident. Pouvant être appréhendé à l'aide de la métaphore du cercle :
"L'auteur [du monde] s'est préoccupé de fabriquer une certaine imitation mobile de l'éternité et, tout en organisant le Ciel, il a fait, de l'éternité immobile et une, cette image éternelle qui progresse suivant la loi des Nombres, cette chose que nous appelons le Temps. En effet, les jours et les nuits, les mois et les saisons n'existaient point avant la naissance du Ciel, mais leur naissance a été ménagée, en même temps que le Ciel a été construit. Car tout cela, ce sont des divisions du Temps : le passé et le futur sont des espèces engendrées du Temps, et lorsque nous les appliquons hors de propos à la substance éternelle, c'est que nous en ignorons la nature. Car nous disons de cette substance qu'elle était, qu'elle est et qu'elle sera. Or, en vérité, l'expression est ne s'applique qu'à la substance éternelle. Au contraire, étaitsera sont des termes qu'il convient de réserver à ce qui naît et progresse dans le Temps. Car ce ne sont que des changements. Mais ce qui est toujours immuable et inchangé, cela ne devient ni plus vieux, ni plus jeune, avec le temps, et oncques cela ne fut, ni ne devient actuellement, ni ne sera dans le futur. Bien au contraire, une telle réalité ne comporte aucun des accidents que le devenir implique pour les termes qui se meuvent dans l'ordre sensible, mais ces accidents sont des variétés du Temps, lequel imite l'éternité et se déroule en cercle suivant le Nombre. (37e-38)

Que penser de cette croyance en un temps éternel qui nous échapperait car nous sommes pris dans le changement, car nous ne pouvons nous représenter qu'un temps qui était, est ou sera ? La réplique décisive semble être celle de quelques matérialistes, comme Epicure ou Lucrèce. Pour eux, tout nous pousse à reconnaître que rien n'est éternel sinon les éléments qui constituent le monde, le vide et les atomes. Et, concernant le temps qui littéralement n'est pas, il n'y a qu'une seule chose qui soit éternelle en lui, le passage du temps centré sur l'instant présent !

Revenons donc aux hédonistes pour y voir une appréhension plus sensible du temps. Nous venons de souligner la compréhension que Lucrèce pouvait avoir du sentiment tragique de l'existence.
On peut aller jusqu'à dire qu'il est par excellence le poète-philosophe du temps vécu ! Plus encore que son maître grec, Épicure, moins sensible que lui à la valeur émotionnelle du passage du temps.
Sur la conception épicurienne du temps, cf. P. -M. Morel "Les ambiguïtés de la conception épicurienne du temps" http://www.cairn.info/revue-philosophique-2002-2-page-195.htm

Epicure a construit une philosophie morale, prenant en compte la précarité de l'existence. Il ne faut jamais remettre au lendemain ce qui nous apporte le bonheur, par exemple la philosophie que le jeune comme le vieillard peut et doit pratiquer. Le maître de Lucrèce lui avait appris que le temps n'est rien. Ou qu'il n'est rien en soi et par soi, étant purement accidentel. Il n'est quelque chose que pour nous quand nous nous en soucions !

[1,450] Car on ne voit rien au monde qui ne soit une propriété ou un accident de ces deux principes. Une propriété est ce qui ne peut s'arracher et fuir des corps, sans que leur perte suive ce divorce : comme la pesanteur de la pierre, la chaleur du feu; le cours fluide des eaux, la nature tactile des êtres, et la subtilité impalpable du vide. Au contraire, la liberté, la servitude, la richesse, la pauvreté, la guerre, la paix et toutes les choses de ce genre, se joignent aux êtres ou les quittent sans altérer leur nature, et nous avons coutume de les appeler à juste titre des accidents.
Le temps n'existe pas non plus par lui-même : [1,460] c'est la durée des choses qui nous donne le sentiment de ce qui est passé, de ce qui se fait encore, de ce qui se fera ensuite; et il faut avouer que personne ne peut concevoir le temps à part, et isolé du mouvement et du repos des corps. Enfin, quand on nous parle des Troyens vaincus par les armes, et de l'enlèvement de la fille de Tyndare, gardons-nous bien de nous laisser aller à dire que ces choses existent par elles-mêmes, comme survivant aux générations humaines dont elles furent les accidents, et que les siècles ont emportées sans retour. [1,470] Disons plutôt que tout événement passé est un accident du pays, et même du peuple qui l'a vu s'accomplir. S'il n'existait point de matière ni d'espace vide dans lequel agissent les corps, jamais les feux de l'amour, amassés par la beauté d'Hélène dans le coeur du Phrygien Pâris, n'eussent allumé une guerre que ses ravages ont rendue fameuse, et jamais le cheval de bois n'eût incendié Pergame la Troyenne, en enfantant des Grecs au milieu de la nuit. Tu vois donc que les choses passées ne subsistent point en elles-mêmes, comme les corps, [1,480] et ne sont pas non plus de même nature que le vide ; mais que tu dois plutôt les appeler accidents des corps, ou de cet espace dans lequel toutes choses se font.

Une version de cet extrait du De natura rerum traduite en vers :
Le temps, par soi, n'est pas : c'est la fuite des ans ; [460]
Ce qui fut ou sera lui donne seul un sens.
Le temps, qui l'a touché ? Peux-tu séparer l'heure
De la réalité qui marche ou qui demeure ?
Lorsqu'on nous conte Hélène oubliant son époux,
Les Troyens par la guerre abattus, croyons-nous
Qu'une existence propre anime encor ces choses?
Non. L'âge irrévocable en a repris les causes,
Et les hommes sont morts avec ce qu'ils ont fait.
Des êtres et des lieux tout acte est un effet.
Est-ce que, sans matière, Hélène eût été belle?
Sans espace, comment aurait pu l'étincelle
Dont l'amour embrasa le cœur du Phrygien
Jaillir en incendie au rivage troyen,
Et le cheval de bois répandre sur Pergame,
Nocturne enfantement, la vengeance et la flamme ? 480
Il faut donc refuser aux faits, simples rapports,
Cette réalité qu'ont le vide et les corps ;
Manifestations du mouvement écloses,
Ce sont des accidents de l'espace et des choses.
Les épicuriens en tirent une forme de maxime fondamentale, à la formulation symétrique : rien de ce qui est à craindre ne dure longtemps... rien de ce qui dure longtemps n'est à craindre !
La mort est moins à craindre que toute chose. Rien de ce qui est à craindre ne dure longtemps... Sûrement pas ce temps où je ne serai plus... Temps (imaginaire) si long qu'à côté de lui la durée de ma vie (elle-même accidentelle) est un néant, un rien du tout. Car quand je serai mort, plus rien ne sera pour moi. La mort n'est rien pour moi... 
On a fait aussi observer que curieusement le temps d'avant notre naissance ne nous angoisse guère, habituellement. Nous ne nous soucions que de ce qu'il y aura après notre mort ! Nous voulons savoir où nous irons, ce que nous vivrons, même de ce que les autres que nous (nos enfants, nos descendants) vivront... nous sommes inquiets de l'avenir. Mais nous ne sommes pas curieux et inquiets du passé de la même manière. Nous ne voulons pas savoir où nous étions, ce que nous faisions avant. Et si nous y pensons nous pouvons accepter l'idée que nous n'étions pas et que nous ne faisions rien. Pourquoi n'arrivons-nous pas à accepter l'idée que nous ne serons pas et que nous ne ferions rien ?
Car nous avons déjà accepté l'idée qu'avant notre naissance nous n'étions rien ! Ou nous n'étions rien d'autre que de la matière, la somme des atomes qui ont un jour composé notre être...

Le complexe vis-à-vis du temps qui empoisonne notre existence est sans doute davantage un complexe fondé sur une angoisse vis-à-vis du futur, ce qui sera, plutôt que sur des craintes tournées vers le passé, ce qui a été. 


III A Précisions sur le sens des mots


     L'instant et l'éternité, deux notions qui prêtent à confusion

« Attends moi, j'en ai pour un instant! »

Le langage ordinaire ne témoigne pas d'une rigueur exemplaire quand il s'agit d'user du terme « instant ». Dans la plupart des phrases que nous formons l'instant n'est pas instantané. C'est plutôt une durée indéterminée, qu'on présente comme pouvant passer rapidement.

Or par définition l'instant s'oppose à la durée, même très courte. C'est non du temps mais un laps de temps. C'est un point du temps. Ou encore une simple limite, point de bascule entre futur et passé. Plus ténu encore que le fil du rasoir !
L'instant c'est ainsi une espèce de présent : le maintenant réduit à sa plus stricte expression. Par opposition au présent du présent, sur lequel se focalise mon attention mais qui englobe toujours un peu de présent du passé et de présent du futur. Voici pour opposer l'instant ponctuel et le "présent vivant" ayant une épaisseur temporelle un jugement d'Etienne Klein, extrait d'une conférence sur le temps des physiciens :
« Les tentatives pour dériver le temps du " monde " du temps de " l'âme " ou celui-ci de celui-là paraissent indéfiniment condamnées à l'échec. Cette aporie apparaît déjà autour de la structure du présent, fracturée entre deux modalités : l'instant ponctuel, réduit à une coupure entre un avant et un après illimités, et le présent vivant, gros d'un passé immédiat et d'un futur imminent. Aucune de nos sensations n'indique l'alchimie par laquelle une succession d'instants parvient à s'épaissir en durée (nous ne sentons pas les instants). Rien ne dit mieux cette conflictualité irréductible du temps du monde et du temps de l'âme, que la poésie la plus populaire, celle où l'on dit que la vie est brève, les amours éphémères et la mort certaine. » 
Si le langage n'est pas très rigoureux c'est sans doute parce que nous ne vivons pas l'instant. Nous postulons son existence à partir de notre expérience de la durée. Postulat, l'instant est une idée. Un être mathématique qui repose sur une opération de la pensée, la division répétée autant de fois qu'on voudra.
Nous décomposons les heures en minutes, les minutes en secondes, les secondes en millisecondes, les millisecondes en nanosecondes, les nanosecondes en femtosecondes...

Dans l'ensemble de sa réflexion sur le temps, Bergson critiquera cette idée. Il reconnaît tout à fait la possibilité qu'à l'esprit d'opérer des divisions, pour l'espace et pour le temps. Mais il n'accepte pas que tout soit également divisible. En effet la division réelle d'une chose opère deux types d'effets, soit la chose divisée garde sa nature, soit elle en change. Dans le premier cas la division est homogène, pas dans le second.
Quand je divise un nombre j'obtiens toujours un autre nombre. De même, quand je divise une longueur ou de l'espace. J'obtiens une longueur plus petite ou une portion d'espace, de même nature. Mais on ne peut diviser une durée sans faire plus qu'une simple division. Quand je divise une durée j'obtiens non pas une durée plus petite contrairement à ce qu'on pourrait croire, mais une durée d'une autre nature, vécue d'une autre manière, actualisée différemment de manière dont la première durée s'est actualisée. Quand je divise une journée en une demi-journée, je n'enlève pas simplement quelques heures à ma journée, je retire soit une matinée soit un après-midi. Il me reste seulement la matinée, par exemple, mais une matinée n'est pas homogène à une journée constituée d'une matinée et d'un après-midi !

L'instant, s'il est obtenu par une opération de division du temps, est dons une notion problématique. L'instant s'oppose à la durée, comme le temps spatialisé à la durée pure.

Un peu de vocabulaire pour finir cette réflexion. L'instant que nous ne sentons pas, que nous ne percevons pas, apparaît comme une durée infime. Il existe tout un ensemble de termes pour désigner les courtes et très courtes durées, qui laissent en nous des impressions. Parfois très fortes. Parfois intenses, malgré la réduction de la durée entre des bornes très rapprochées... d'où l'idée de temps concentré. Voici ces termes disant le temps resserré, concentré, limité.
L'éphémère. Bref comme la vie de l'insecte qui ne vit qu'un jour.
Le fugace. Temps qui fuit, qui s'enfuit déjà. Inconstant comme la Fortune
L'évanescent. Temps fragile. Celui qui apparaît pour aussitôt disparaître, qui se montre mais ne peut soutenir longtemps son apparition et finit bien vite par se cacher, se replier, ou s'éparpiller, se dissoudre...
Chaque terme possède son sens particulier et un ensemble de connotations. Le temps éphémère est léger et insouciant de sa mort comme l'insecte qui porte le même nom. Le fugace nous fait penser au temps qui fuit et s'écoule par ses sonorités mêmes, en particulier avec sa première et sa dernière consonne [f] et [s].

Une réflexion rapide nous fait découvrir la relativité de ces durées. Ce qui est évanescent ne dure qu'un jour, une heure ou qu'une minute ou parfois même beaucoup moins, guère qu'un battement de cœur. Mais on comprend bien que ce n'est pas la durée objective qui est en cause mais plutôt l'impression subjective qui est produite. La rose se fane trop vite ; le moment de bonheur s'achève trop tôt ; le délai accordé est trop court. Ce genre d'insatisfaction manifeste la relativité de l'idée de moment ou de courte durée, qui n'est limité que pour une personne, dont la brièveté est proportionnelle à l'incapacité de l'individu à se satisfaire de ce qu'il possède.

L'éternité

Notre seconde notion n'est pas moins problématique que la première. Avec elle se pose la question de l'absolu.

Comment pouvons-nous appréhender l'absolu alors que nous sommes des mortels? Comment penser l'éternité si nous ne sommes pas éternels? Comment saisir ce qu'est l'éternité si notre entendement est fini et ne réussit à appréhender que des êtres limités, bornés, finis ?
L'éternité est en elle-même indicible.
Mais en disant cela nous ne réglons pas le problème, nous mettons juste un nom sur la difficulté. Ce qui reste à penser est le caractère transcendant de l'éternité. Temps qui nous dépasse, qui n'est susceptible de temporalisation... Faut-il aller jusqu'à affirmer que l'éternité est pour nous une transcendance ? Une puissance qui non seulement nous dépasse mais aussi nous domine ?
Certains penseurs idéalistes vont jusqu'à poser le caractère divin de l'éternité, confondant l'éternité et l'Eternel. Il y a là poursuite dans des discours théologiques ou métaphysiques de la mythologisation du Temps au nom de la défense politique. Ou tentative pour penser l'être en poète. De penser l'excès de ce qui donne à penser...

Contre les risques de dérapage, la prudence est de mise.
Faisant jouer l'opposition de l'immanence et de la transcendance, un retournement dialectique est même possible ! En effet, l'éternité n'est pas si éloignée de nous! Nous faisons en permanence l'expérience de quelque chose d'éternel, qui ne faiblit jamais, qui ne s'arrête jamais, le présent qui se succède perpétuellement à lui-même !  

dimanche 6 octobre 2013

Quelques indications pour les interrogations de lettres-philosophie


Les colles de lettres-philosophie sont particulières, une demi-heure devant le professeur, un sujet de culture générale, une méthode exigeante (enchaînement d'une explication linéaire et d'une dissertation orale montrant qu'on a autant d'envie d'argumenter sur un sujet précis que l'auteur du premier texte).
Les sujets sur l'art, la diplomatie, l'histoire sont souvent très discriminants, certains étudiants ayant du mal à comprendre le texte ou bien à produire une argumentation personnelle. Les sujets sur l'écologie, la technique, l'économie ou la politique apparaissent moins dangereux, reprenant des notions communes (pollution, développement durable, mondialisation, délocalisation...) ou bien des évènements récents qui ont fait la une des journaux télévisés.
Certains se réjouiront de tomber sur un article parlant du sport ou des jeux vidéos, avant de se mettre au travail et de découvrir que la familiarité avec le thème du texte n'abolit en rien les difficultés de l'exercice.

Je souligne maintenant une difficulté supplémentaire des sujets portant sur quelque chose dont on a déjà entendu parler : la nécessité de se départir de ses préjugés ou des idées sommaires que l'on pense avoir... tant qu'on a pas lu attentivement le texte, peser l'argumentation de l'auteur. Ce dernier peut également souscrire à des préjugés ! Qui n'en a pas ? Mais en règle générale il en a moins que nous, car il aborde des rivages par lui fréquenté depuis des lustres. Car il a recueilli une ample matière, fait d'abondantes recherches, réfléchi au problème et dialogué avec des personnes au point de vue différent avant de publier son opinion.

Voici tout de suite un exemple. L'énergie. Les hydrocarbures, le gaz de schiste. Toute personne qui se tient au courant de l'actualité sait aujourd'hui qu'il existe un débat entre - pour simplifier - des industriels et des écologistes. Les premiers promeuvent l'exploitation de ce gaz, les seconds veulent la bloquer. En France, en Pologne, dans certains Etat des Etats-Unis. On présente habituellement la production de gaz de schiste comme une alternative à l'extraction de gaz ou de pétrole habituelle, dans des gisements conventionnels, qui est seulement plus délicate voire plus polluante pour les nappes phréatiques. Celui qui ne va pas plus loin ne peut dès lors qu'osciller entre optimisme et pessimisme, croire qu'il y a dans cette question une opposition entre des gens intéressés et audacieux (les promoteurs) et d'autres gens désintéressés et frileux (les écologistes).
S'agit-il seulement d'une question liée à la protection de la nature ?
Quelques recherches nous apprennent que non. L'exploitation du gaz de schiste est d'abord un problème technologique, de possibilité d'extraction à un coût qui n'est pas prohibitif soit qu'on intègre que les coûts directs d'exploitation soit qu'on prenne en compte aussi d'éventuels dégâts infligés à la nature. Avant de se demander s'il est souhaitable que ce gaz soit exploité en France, en Pologne, en Chine, n'importe où, il convient de se demander ce que recouvre l'expression « gaz de schiste ». Il faut se demander si l'exploitation de ces gaz est possible. Et si c'est économiquement raisonnable. La France par exemple n'a pas l'infrastructure industrielle et les entreprises spécialisées dans le forage des Etats-Unis. Il faut en tenir compte.
Voici, à titre d'illustration, un article tiré d'un blog du Monde, sur le pic des exploitations du gaz de schiste atteint pour deux grands gisements américains. Matthieu Auzanneau nous apprend quantité de choses sur la rationalité de l'exploitation du gaz de schiste :
Et les plus curieux pourront en amont de leur lecture préciser ce qu'est un pic de production. Et en aval faire plus amples recherches sur la transition énergétique. Avec la référence en matière de production et de consommation d'énergie qu'est Jean-Marc Jancovici, auteur de l'indispensable site Manicore :

Quittons le sujet restreint et lointain du gaz de schiste. Lisons le dernier article de ce site, version complète de celui qui a été publié dans le journal Les échos du 24 septembre 2013 :

En voici un extrait du début du texte de Jancovici, qui « met les pendules à l'heure », suivant l'expression commune :
« Serait-ce à dire que, depuis Kyoto, nos dirigeants (économiques et politiques) auraient enfin mis les actes en accord avec les discours ?
Si cela était le cas, les émissions de CO2 par unité de PIB, qui traduisent directement combien nous brûlons de pétrole, de gaz et de charbon pour obtenir un dollar de valeur ajoutée (que ce soit dans le confort thermique, la mobilité, ou l’appareil productif), devraient baisser plus vite au sein des pays qui déclarent agir que chez ceux qui ont dit que ce n’était pas leur problème. De fait, ce ratio baisse. Entre 1998 – année qui suit le protocole de Kyoto - et 2012, la France a diminué le contenu en CO2 de son PIB de 27%.
Mais, sur la même période, les Etats-Unis - pas écolos du tout comme chacun sait - l’ont baissé de… 28%. L’Allemagne, icône écologiste dans notre pays, affiche - 26%, tout comme… l’Australie, pays du charbon par excellence. La Suède, qui a mis en place une taxe carbone dès 1991 (ce qui n’a pas l’air d’avoir mis son économie par terre), termine à - 45%, tout comme… la Russie, un des plus gros producteurs mondiaux de pétrole et de gaz !
Alors quoi ? Nous n’avons rien fait de plus que les voisins ? Prenons les transports, pour commencer, qui engendrent un tiers du CO2 hexagonal. La seule mesure efficace pour faire baisser la consommation de pétrole - toutes les statistiques le montrent - est d’en monter le prix, sous une forme ou sous une autre. Or depuis 1998 la vignette (une taxe annuelle proportionnelle à la consommation du véhicule) a été supprimée (en 2000 sous Fabius), le prix réel du carburant a baissé, et le linéaire routier gratuit a augmenté. »
Pour comprendre ce qui nous est dit, un petit travail de compréhension est nécessaire : se rappeler ce qu'est le protocole de Kyoto, se souvenir de ce qu'était la vignette automobile, mais aussi penser les ratios donnés en exemple, réfléchir le lien de causalité existant entre le prix du pétrole et sa consommation dans des secteurs comme celui des transports.
Et pour comprendre la suite du texte, jusqu'à sa belle conclusion, il faudra prendre garde au sens de notions comme « le saupoudrage électoraliste » (une expression personnelle de Jancovici) ou « l'effet d'aubaine » (une notion commune de l'économie).

Bonne lecture critique !

Pour terminer, quelques liens vers d'autres journaux, Libération, La Croix, Le Figaro, Le Point, articles piochés au hasard de l'actualité de ce début du mois d'octobre 2013 :







Introduction de la troisième partie


III Instant et éternité

     En guise d'introduction, l'instant fécond

Découvrons l'idée telle que la véhicule Saïd Akl, un grand poète libanais :
« L’instant est le creuset, la matrice du temps.
Si l’homme ne produit pas, le temps n’existera pas.
Si l’homme produit, le temps devient espoir.
Il faut que chaque instant soit producteur de son temps
. »
(citation extraite des multiples citations recueillies par Bernard martial et publiées sur son site Le Cas'Nard, pour illustrer le thème du temps vécu :

Cette poésie opère un retournement philosophique.
Une idée commune des philosophes est que l'éternité est le temps véritable. C'est donc le creuset du temps. Logiquement, c'est de l'absolu que peut provenir le relatif. L'inverse est impensable, comme il est apparemment impensable de tirer le tout de la somme des parties et naturel d'affirmer que les parties tirent leur être du tout. C'est de l'Idée (le Beau) que proviennent les êtres qui participent de l'Idée (les belles choses). De même ce serait du temps absolu que découlerait le temps relatif. De l'éternité divine procéderait la vie des mortels, suivant un schéma de pensée platonicien ou néo-platonicien (l'idée de procession est à la base de la pensée de Plotin). Ce serait de l'éternité qui est définie comme la durée absolue que les instants que nous vivons tireraient leur être, qui n'est qu'un être accidentel, passager, qui ne dure pas et ne peut absolument pas durer.
L'idéalisme philosophique est relayé par la théologie. De l'Être provient toute chose dotée d'être. De Dieu ou du Créateur provient le temps des créatures, le temps du monde et le temps des hommes. La mort serait un passage, de ce monde-ci et de ce temps-ci à l'éternité. Parce que l'être humain est créature, parce qu'il a été créé, il est toute sa vie séparé de son Créateur. Il y a une séparation ontologique. La mort serait l'instant ultime de cette séparation, permettant le retour de la partie au tout, de l'âme humaine à la source de tout bien, à Dieu ou son « Royaume ».
Et cette forme de pensée passe dans la culture commune, récupérée par le sens commun. L'éternité est le temps qui est véritablement, le temps que nous vivons n'est qu'une apparence, une sorte de temps trompeur, incapable de maintenir les êtres dans leur être. Le temps est un passage, une succession ininterrompue d'instants. Les instants sont précieux, certes, mais si impermanents qu'il s faut se méfier de leur séduction, en particulier des rares bonheurs qu'ils peuvent apporter. Un pessimisme découle donc de cette représentation du temps basée sur l'éternité comme principe.

Le poème d'Akl apparaît par contraste comme fondamentalement optimiste. Le pivot du temps n'est pas l'inaccessible éternité mais l'instant présent, offert à chacun de nous... à tout instant !

Ne rêvons-nous pas en formulant ainsi notre pensée ? Sommes-nous, avec le poète, poussés à l'hybris, à la démesure, l'orgueil des créatures se prenant pour des créateurs?
Comment pourrait-il se faire que ce soit l'instant, la plus fine pointe du temps qui soit l'origine même du temps, ce qui le produise?

Reprenons notre lecture de la poésie. Méthodiquement.

a) Premier temps, repérage de ce qui dans ces vers est singulier, fait sens et peut donc être considéré comme problématique


Sémantiquement
Trois choses peuvent être repérées.

  • L'usage des deux termes "creuset" et "matrice"
  • L'usage final du possessif "son" temps
  • Les répétitions de termes ("instant", "temps", "homme" "produit" et "producteur") et l'absence du terme "éternité".


Formellement (versification, structure du propos, syntaxe, choix divers pour la formation des phrases)

  • Le chiasme temps – homme – homme – temps
  • L'usage des temps, au présent de l'ensemble du poème s'oppose le futur du deuxième vers "n'existera pas"



b) Deuxième temps. Commentaire, tentative d'interprétation

Commençons par ce qu'on peut tirer de la forme du poème. Le chiasme est une figure souvent utilisée. Ici il est particulièrement prononcé en raison du jeu des répétitions renforçant les effets de symétrie. Le temps encadre l'homme ou l'homme est au cœur du temps. La signification du premier vers est ainsi reprise et amendée : ce n'est pas l'instant lui-même qui, par lui-même, a des effets, c'est au contraire l'instant tel qu'il est vécu par des hommes.
L'usage du futur, à la rime, est curieux. En effet, on peut se demander comment il pourrait se faire que le temps cesse d'être, ne soit plus, ne vienne plus du futur. Mais si le temps existant toujours peut (ou pourra) effectivement ne plus exister, c'est sans doute que nul n'attendra plus rien de lui ! Que tout espoir sera perdu! Ainsi le futur du second vers souligne la nécessité d'un espoir entrevu dès le vers suivant. Gardons l'espoir, nous dit le poète. Gardons ici et maintenant l'idée que le futur pourra faire advenir de bonnes choses, car précisément il n'est pas encore et que rien n'est déterminé sans nous, nos efforts, notre concours. Garder l'espoir, c'est souscrire à une pensée du devenir, cela veut dire pensons que le temps viendra, que l'instant produira, que la futur remettra en cause ce qui mérite d'être remis en cause.

Les termes choisis doivent être bien compris. Il y a ces termes généraux comme temps et produire, qui prennent leur sens de leur insertion dans certaines expressions, par le biais des déterminants, articles, pronoms. Mais surtout le poète évoque immédiatement une notion importante, l'alchimie, avec ce couple de termes « creuset » et « matrice » qui signifient l'origine et qui renvoient soit à la cuisson dans de puissants fours chauffés à blanc, soit à la digestion et à la lente métamorphose qui s'opère dans ces autres fours que sont les ventres, les utérus naturels ou artificiels comme les athanors.
Sur l'athanor :

La cuisson est une manière singulière de vivre l'écoulement du temps ! Contrairement à ce qu'on pourrait croire, rien de moins reposant que d'être aux fourneaux ou de surveiller une cuisson. L'alchimiste, mais aussi le cuisinier ou le céramiste, sont en permanence suscités par la cuisson. Il leur faut en permanence se tourner vers l'avenir, en surveillant la température du four, en contrôlant le feu qui élève ou maintient cette température obtenue, en régulant l'arrivée d'air et l'approvisionnement en combustibles qui nourrit le feu. Et pendant ce temps il faut encore penser à ce qui cuit. Et surveiller ce qui est effectivement produit ; à chaque instant ou presque il faut savoir quel est l'état de la chose qu'on a mise à cuire, à bouillir, à mijoter, à rôtir !

Un peu d'iconographie sur Youtube, même si le commentaire de cette « Conférence du cœur » sur Fulcanelli et l'alchimie opératoire est assez pauvre, réduisant l'alchimie à l'effort spirituel pour retrouver l'origine en passant le miroir des apparences :
L'alchimie est une quête qui peut remplir une vie ; c'est aussi suivant certains alchimistes un « art bref »! Il faut non pas se lancer dans l'aventure comme on part quelque part, sans bien savoir où nos pas nous mèneront, mais suivre une étoile ! Obéir à une révélation. Rien ne sert de mettre quelque chose au four si on ne sait pas bien ce qu'on veut obtenir comme résultat.

Revenons au poème, qui nous propose donc de penser une alchimie du temps vécu. Si nous ne faisons rien de particulier pour vivre l'instant alors le futur s'oblitère, il cesse d'être fécond comme il pourrait l'être. Or le grand principe de l'alchimie est que la pureté de l'alchimiste détermine le succès de l'entreprise alchimique autant que la pureté des produits et des processus mis en œuvre pour obtenir des mixtes ou isoler des substances. La plupart des échecs dépendent de l'impureté de l'alchimiste qui a précipité son action, qui a désiré le résultat avec trop d'avidité, qui n'a pas su faire le deuil de ses échecs passés, qui n'a pas réussi à s'inscrire dans le rythme des saisons, faisant en hiver ce qui devait attendre le printemps.
Pour prolonger notre compréhension du corps doctrinal qu'est l'alchimie, écoutons encore le grand spécialiste de cette pratique mais aussi de la chimie et de la physique contemporaines qu'est Bachelard. Il parle de la méditation alchimique, de la puissance de la tradition perdue, de sa « fonction de mystère » :
« L'expérience a une visée plutôt sur l'univers que sur les choses ». L'alchimiste rêve de totalité, d'une totalité vivante...
Déplorons que seulement 3 minutes de l'interview de Bachelard sont en accès libre sur le site de l'INA. Encore un de ces sites officiels qui réservent la culture à une élite ou à quelques happy few.

Une des lectures possibles du poème à la suite de tout ce parcours et de l'interprétation de ces divers indices formels et sémantiques, est que le poème évoque l'instant comme moment opportun. Kaïros. Non pas parce que certains instants peuvent être des moments opportuns, propices à la réalisation de nos actions, mais parce que tout instant est toujours un moment opportun ! Il ne faut pas remettre au lendemain ce qu'il convient de faire le jour même, dit le proverbe. Mais on peut lui répliquer sagement que la précipitation est un vilain défaut, avec un autre proverbe. Revenons donc à ce qui dépend de nous, pas aux situations que nous vivons mais à la représentation que nous en avons. Il ne faudrait jamais remettre à demain la pensée que le futur pourra sauver le présent à condition que dès maintenant nous commencions à faire quelque chose, à choisir notre voie, à peser les conséquences proches et lointaines de nos actions, surtout si l'on pense qu'à l'horizon les nuages noircissent et le gros temps s'en vient.
Creuset ou matrice, l'instant est propice dès lors qu'on le remplit de quelque chose à cuire ou à faire mijoter, de quelque chose à transformer en profondeur : nous-mêmes!

Et c'est encore Bachelard qui peut nous amener à mieux cerner le retournement opéré par le poète. Faisons jouer avec notre philosophe la distinction du commencement et de l'engagement. Prenons par exemple deux situations fictives. X a commencé à jouer du piano ou bien Y commence à lire la Recherche du temps perdu. De tels commencements sont des tentatives. X et Y viennent de se fixer un but et s'efforce de le rejoindre. Mais par la force des choses ils ignorent encore tout du piano et du roman proustien. Et ils risquent de l'ignorer encore longtemps... car le plus souvent un commencement est sans suite. L'initiative survit à quelques alertes, se maintient quelques temps, puis elle avorte. Comme si elle s'effondrait sur elle-même. Son futur disparaît ! Que veut dire Saïd Akl avec son impératif « Il faut que chaque instant soit producteur de son temps »? Non pas sans doute que nous devons tout essayer, que nous devons multiplier les commencements ! Mais valorisant l'instant fécond, il suggère que nous devons fonder notre vie sur l'espoir de marquer notre époque. Nous ne devons pas renoncer à créer dans ce monde-ci, dès à présent, sous prétexte que la vraie vie est pour après et que nous serions actuellement trop faibles pour réussir ou achever nos projets. Nous sommes en cause : soit nous acceptons de produire soit nous refusons, soit nous nous inscrivons dans la durée, soit nous rêvons à l'éternité. De l'alternative, retenons le positif, à la fois l'effort pour produire et l'insertion dans le temps présent, l'instant. L'instant est en vérité le fondement de notre vie. Quand il n'est pas simple commencement mais bel et bien un engagement.
Une action dans laquelle nous nous engageons et parions sur l'avenir devient espoir. Même si elle demeure incertaine car nous ne sommes pas maîtres de tout, elle devient un fondement pour notre vie. Son passé suscite son futur. Ce qu'elle a déjà produit féconde l'instant.
Remarquons qu'un fondement, en science comme dans la vie et la pratique quotidienne, est toujours compris dans un mouvement rétrospectif de l'esprit. Maintenant que je suis devenu pianiste je comprends que ma vie est fondée sur le piano. Je me réjouis du fait qu'elle a vraiment commencé avec cette carrière. Maintenant que j'ai lu l'oeuvre de Proust, je saisis qu'elle était faite pour moi. Je comprends ce qu'elle avait à me dire. Et je m'apprête à la relire !
Bachelard affirme : « Le réel n'est jamais « ce qu'on pourrait croire » mais il est toujours ce qu'on aurait dû penser », La Formation de l'esprit scientifique (1938).
Et il continue ainsi :
« La pensée empirique est claire, après coup, quand l'appareil des raisons a été mis au point. En revenant sur un passé d'erreurs, on trouve la vérité en un véritable repentir intellectuel. En fait, on connaît contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui dans l'esprit même fait obstacle à la spiritualisation.
L'idée de partir de zéro pour fonder et accroître son bien ne peut venir que dans des cultures de simple juxtaposition où un fait connu est immédiatement une richesse. Mais devant le mystère du réel, l'âme ne peut se faire, par décret, ingénue. Il est alors impossible de faire d'un seul coup table rase des connaissances usuelles. Face au réel, ce qu'on croit savoir clairement offusque ce qu'on devrait savoir. Quand il se présente à la culture scientifique, l'esprit n'est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l'âge de ses préjugés. Accéder à la science, c'est, spirituellement rajeunir, c'est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé.
"

Quelques compléments

Sur Saïd Akl, un article de L'Orient littéraire :

Enfin, un autre extrait du grand livre de Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique où se trouvent exposés et opposés l'alchimie et la chimie sur fond de durée bergsonienne :
    « Qu'une expérience d'Alchimie ne réussisse pas, on en conclut tout simplement qu'on n'a pas mis en expérience la juste matière, les germes requis, ou même que les temps de la production ne sont pas encore arrivés. On pourrait presque dire que l'expérience alchimique se développe dans une durée bergsonienne, dans une durée biologique et psychologique. Un œuf qui n'a pas été fécondé n'éclôt pas ; un œuf mal couvé ou couvé, sans continuité se corrompt ; une teinture éventée perd son mordant et sa force générante. Il faut à chaque être, pour qu'il croisse, pour qu'il produise, son juste temps, sa durée concrète, sa durée individuelle. Dès lors, quand on peut accuser le temps qui languit, la vague ambiance qui manque à mûrir, la molle poussée intime qui paresse, on a tout ce qu'il faut pour expliquer, par l'interne, les accidents de l'expérience.
     Mais il y a une façon encore plus intime d'interpréter J'échec matériel d'une expérience alchimique. C'est de mettre en doute la pureté morale de l'expérimentateur. Manquer à produire le phénomène attendu en s'appuyant sur les justes symboles, ce n'est pas un simple échec, c'est un déficit psychologique, c'est une faute morale. C'est le signe d'une méditation moins profonde, d'une lâche détente psychologique, d'une prière moins attentive et moins fervente. Comme l'a très bien dit Hitchcock, en des ouvrages trop ignorés, dans les travaux des alchi-mistes, il s'agit bien moins de manipulations que de complication.
     Comment l'alchimiste purifierait-il la matière sans purifier d'abord sa propre âme ! Comment l'ouvrier entrerait-il tout entier, comme le veulent les prescriptions des maîtres dans le cycle de l'ouvrage s'il se présentait avec un corps impur, avec une âme impure, avec un coeur avide ». Il n'est pas rare de trouver sous la plume d'un alchimiste une diatribe contre l'or. Le Philalethe écrit : "Je méprise et je déteste avec raison cette idolâtrie de l'or .et de l'argent". Et (p. 115) « J'ai même de l'aversion pour l'or, l'argent et les pierres précieuses, non pas comme créatures de Dieu, je les respecte à ce titre, mais parce qu'elles servaient à l'idolâtrie des Israélites, aussi bien que du reste du monde ». Souvent, l'alchimiste devra, pour réussir son expérience, pratiquer de longues austérités. Un Faust, hérétique et pervers, a besoin de l'aide du démon pour assouvir ses passions. Au contraire, un coeur honnête, une âme blanche, animée de forces saines, réconciliant sa nature particulière et la nature universelle trouvera naturellement la vérité. Il la trouvera dans la nature parce qu'il la sent en lui-même. La vérité du coeur est la vérité du Monde. Jamais les qualités d'abnégation, de probité, de patience, de méthode scrupuleuse, de travail acharné, n'ont été si intimement intégrées au métier que dans l'ère alchimique. Il semble que, de nos jours, l'homme de laboratoire puisse plus facilement se détacher de sa fonction. Il ne mêle plus sa vie sentimentale à sa vie scientifique. Son laboratoire n'est plus dans sa maison, dans son grenier, dans sa cave. Il le quitte le soir comme on quitte un bureau et il retourne à la table de famille où l'attendent d'autres soucis, d'autres joies. »