Le sentiment tragique
de l'existence
La
vie si courte et si longue...
Il est
possible d'employer le terme de déréliction pour désigner le
sentiment tragique de l'existence, correspondant au fait d'être jeté
dans le monde, de devoir y subir quantité de peines et surtout de
devoir y faire l'épreuve d'une impuissance fondamentale : je
suis un être contingent, factice, qui tend à disparaître... en
reproduisant le drame de toute vie éphémère, de toute existence
qui n'a pas le pouvoir de résister longtemps aux atteintes du
dehors, aux maladies, à l'usure, à la dégradation...
Avant de
faire le constat de la répétition du même (prosopopée du début
du livre III, « tout est toujours pareil »
évoquant la parole de l'Ecclésiaste), Lucrèce dans son poème De
la nature, nous expose les tonalités de ce sentiment à la fin
du livre II.
« (…)
Tous les corps, en effet, que tu vois
grandir heureusement et s'élever peu à peu à l'état d'adultes,
acquièrent plus qu'ils ne dissipent ; la nourriture aisément
circule dans toutes les veines et les tissus ne sont pas assez lâches
et distendus pour perdre beaucoup de substance et laisser la dépense
l'emporter sur l'acquis. Nos corps font des pertes importantes, il
faut en convenir, mais le compte des acquisitions domine [2,1130]
jusqu'au jour où le faîte de la
croissance est atteint. Dès lors, insensiblement les forces
diminuent, la vigueur de l'adolescence est brisée et l'âge glisse
vers la décrépitude. Plus est vaste en effet un corps qui cesse de
croître, plus sa surface est large, et plus nombreux sont les
éléments qu'il répand de toutes parts et qui s'échappent de sa
substance. Les aliments ne se répandent plus aisément dans toutes
les veines et ne suffisent pas pour réparer les flots de matière
qui s'échappent sans cesse et pour fournir la substance de
remplacement. Il est donc fatal que les corps périssent, étant
moins denses [2,1140] à
cause de leurs pertes incessantes et plus faibles contre les chocs
qui surviennent. Car la nourriture finit par manquer au grand âge ;
et dans son état d'affaissement l'être résiste mal aux chocs
répétés du dehors, sa résistance est vaincue par leur
acharnement. Ainsi le tour viendra pour les murailles du vaste monde
qui, succombant aux assauts du temps, ne laisseront plus que
décombres et poussière de ruines. Tous les corps en effet ont
besoin de la nourriture pour les réparer et les renouveler ; elle
doit les étayer tous et tous les soutenir mais la tâche cesse
d'être possible lorsque les veines ne supportent plus des quantités
suffisantes ou que la nature n'en fournit plus.
[2,1150] Et déjà notre époque est
brisée, et la terre lasse d'engendrer crée avec peine de chétifs
animaux, elle qui a jadis créé toutes les espèces et mis au monde
les corps de gigantesques bêtes sauvages. Car je ne crois pas que
les espèces mortelles aient été descendues du ciel dans nos
plaines par un câble d'or ; ni la mer, ni les flots qui viennent
battre les rochers ne les créèrent : mais la même terre les
engendra qui les nourrit aujourd'hui de sa substance. C'est elle
aussi qui pour les mortels créa spontanément les moissons
brillantes, les vignobles prospères ; elle aussi qui leur offrit les
doux fruits et les gras pâturages. [2,1160]
Tout cela maintenant pousse avec peine
malgré les efforts de nos bras. Nous y fatiguons les bœufs, nous y
épuisons les forces de nos cultivateurs, nous y usons le fer des
charrues et cependant les champs se font toujours plus avares à
mesure que nous nous dépensons davantage. Et déjà le vieux
laboureur, hochant la tête, pense en soupirant à tout son grand
travail resté stérile, et s'il compare les temps d'aujourd'hui à
ceux d'autrefois, il ne manque pas de vanter le sort de son père ;
il a toujours à la bouche le bonheur des siècles passés,
[2,1170] où l'homme tout rempli de
piété vivait plus aisé dans un domaine plus étroit et subsistait
mieux d'un plus modeste patrimoine : il ne voit pas que tout va
dépérissant, que tous les êtres marchent au cercueil, épuisés
par le long chemin de la vie. »
Lecture
du texte de Lucrèce
- Repérer les
différentes sortes d'exemples, le corps de l'être humain, les
autres types de corps, le monde lui-même comme système, les champs
– terres emblavées, vignobles, pâturages, et les productions des
cultures humaines)
- La
thématique de la ruine ou de la décadence progressive qui se
poursuit tout au mong du passage (phénomènes de perte, diminution
des forces, de la vigueur, décrépitude d'un corps suite à
l'obstruction de ses veines ou la perméabilité de ses tissus,
affaissement et dislocation finale...)
- La logique
mise en œuvre pour montrer le caractère nécessaire de la mort
(définition implicite de la mort comme simple dislocation des corps
en tant qu'agrégats de parties élémentaires, proportionnalité de
la grandeur des corps et de la déchéance qui les affecte, absence
de providence tant pour les phénomènes de croissance que pour ceux
de décroissance)
- La plainte
finale mêlée de soupirs. Pas vraiment un refus de l'inévitable,
mais plutôt un triste constat, celui de l'impossibilité de
compenser dans la durée par l'art et le courage les atteintes du
temps.
La
solidité de toute chose est apparente. Car les êtres que nous
croyons solides ne sont jamais que des combinaisons d'atomes. Aucune
d'entre elles n'est éternelle. Aucune ne peut résister indéfiniment
aux forces de dislocation. Le livre I du poème de Lucrèce donnait
l'exemple des matières les plus solides en apparence : « à
mesure que les soleils se succèdent, le dessous de l'anneau
s'amincit sous le doigt qui le porte ; les gouttes de pluie qui
tombent creusent la pierre ; les sillons émoussent insensiblement le
fer recourbé de la charrue ; nous voyons aussi le pavé des chemins
usé sous les pas de la foule ; les statues, placées aux portes de
la ville, nous montrent que leur main droite diminue sous les baisers
des passants
»
Le livre II inclut
l'être humain dans la catégorie des êtres qui s'usent, dépérissent
ou se perdent peu à peu : « tous
les êtres marchent au cercueil ».
La nature tout
entière s'épuise peu à peu et sa fécondité diminue avec le
temps. C'est en effet ce que livre l'observation et ce qui se tire du
raisonnement. Il est normal que le vieillard se plaigne du sort qui
l'affecte dès lors qu'il se compare à ses ancêtres plus heureux
que lui ! Même s'il est sage et ne déplore pas égoïstement e la
perte de sa jeunesse, de sa vitalité, de la vigueur de ses artères,
il ne peut en effet que voir autour de lui les signes de la
déchéance, de la perte de puissance et de l'épuisement de la
nature !
« le
vieux laboureur, hochant la tête, pense en soupirant à tout son
grand travail resté stérile, et s'il compare les temps
d'aujourd'hui à ceux d'autrefois, il ne manque pas de vanter le sort
de son père »
Pour
tout corps l'unité est contingente. Et elle ne peut durer
éternellement. La perte de substance comme on dit habituellement car
on ne perçoit pas les effets élémentaires mais à la longue
seulement les conséquences pour les corps signe le destin de toute
chose. Tout reste pareil dans ce monde
(et dans les autres !) non pas parce que rien ne vieillit ni ne
change, mais parce que tout être croissant finira bien un jour par
décroître ! Tout être s'élevant finira par tomber.
En place de
fatalité il convient de parler de lois de la nature. Tout s'use.
Tout s'épuise... dès lors qu'on parle de choses qui sont des corps,
c'est-à-dire des êtres ayant eu une origine dans le temps. Tout
être qui naît doit se développer pour se maintenir dans l'être.
Tout être qui se développe connaît bientôt une apogée (ou acmé).
Tout être qui vient d'atteindre son apogée commence son déclin.
Tout être qui décline maintient son être pendant un certain temps
puis finit par mourir.
Perdre son temps,
l'autre façon d'avoir une vie courte
Y a-t-il de
la complaisance dans ce sentiment d'abandon ou de déréliction ?
D'autres penseurs ont vécu les mêmes temps troublés et ont pu
croire que le temps était implacable. Comment ont-ils réagi à ces
impressions ?
Ont-ils fait
droit à la plainte du vieux paysan ?
Voici une petite œuvre
remarquable. Sénèque, début de Sur la brièveté de la vie
et chapitre XVI.
Premier chapitre
[1,1]
La plupart des mortels, Paulinus, se plaignent de l'injuste rigueur
de la nature, de ce que nous naissons pour une vie si courte, de ce
que la mesure de temps qui nous est donnée fuit avec tant de
vitesse, tarit de rapidité, qu'à l'exception d'un très petit
nombre, la vie délaisse le reste des hommes, au moment où ils
s'apprêtaient à vivre. Cette disgrâce commune, à ce qu'on pense,
n'a point fait gémir la foule seulement et le vulgaire insensé :
même à d'illustres personnages ce sentiment a arraché des
plaintes.
[1,2]
De là cette exclamation du prince de la médecine : "La
vie est courte, l'art est long". De là, prenant à partie la
nature, Aristote lui intente un procès peu digne d'un sage : il
la blâme d'avoir, dans son indulgence, accordé aux animaux cinq ou
dix siècles d'existence, tandis que, pour l'homme appelé à des
destinées si variées et si hautes, le terme de la vie est
incomparablement plus court.
[1,3]
Nous n'avons pas trop peu de temps, mais nous en perdons beaucoup. La
vie est assez longue ; elle suffirait, et au-delà, à
l'accomplissement des plus grandes entreprises, si tous les moments
en étaient bien employés. Mais quand elle s'est écoulée dans les
plaisirs et dans l'indolence, sans que rien d'utile en ait marqué
l'emploi, le dernier, l'inévitable moment vient enfin nous presser :
et cette vie que nous n'avions pas vue marcher, nous sentons qu'elle
est passée.
[1,4]
Voilà la vérité : nous n'avons point reçu une vie courte,
c'est nous qui l'avons rendue telle : nous ne sommes pas
indigents, mais prodigues. D'immenses, de royales richesses, échues
à un maître vicieux, sont dissipées en un instant, tandis qu'une
fortune modique, confiée à un gardien économe, s'accroît par
l'usage qu'il en fait : ainsi notre vie a beaucoup d'étendue
pour qui sait en disposer sagement.
Chapitre XVI
[16,1]
Mais combien est courte et agitée la vie de ceux qui oublient le
passé, négligent le présent, craignent pour l'avenir !
Arrivés au dernier moment, les malheureux comprennent trop tard
qu'ils ont été si longtemps occupés à ne rien faire.
[16,2]
Et, de ce qu'ils invoquent quelquefois la mort, n'allez pas en
conclure que leur vie soit longue : leur folie les agite de
passions désordonnées qui les précipitent même vers ce qu'ils
craignent ; aussi ne désirent-ils souvent la mort que parce
qu'ils la redoutent.
[16,3]
Ne regardez pas non plus comme une preuve qu'ils vivent longtemps, si
le jour, souvent, leur paraît long, et qu'en attendant le moment
fixé pour leur souper, ils se plaignent que les heures s'écoulent
avec lenteur ; car si quelquefois leurs occupations les
quittent, ils sont tout accablés du loisir qu'elles leur laissent ;
ils ne savent ni comment en faire usage, ni comment s'en
débarrasser : aussi cherchent-ils une occupation quelconque :
et tout le temps intermédiaire devient un fardeau pour eux. Cela
certes est si vrai, que, si un jour a été indiqué pour un combat
de gladiateurs, ou si l'époque de tout autre spectacle ou
divertissement est attendue, ils voudraient franchir tous les jours
d'intervalle.
[16,4]
Tout retardement à l'objet qu'ils désirent leur semble long. Mais
le moment après lequel ils soupirent est court et fugitif, et
devient encore plus rapide par leur faute ; car d'un objet ils
passent à un autre, et aucune passion ne peut seule les captiver.
Pour eux les jours ne sont pas longs mais insupportables. Combien, au
contraire, leur paraissent courtes les nuits qu'ils passent dans les
bras des prostituées et dans les orgies !
[16,5]
Aussi les poètes, dont le délire entretient par des fictions les
égarements des hommes, ont-ils feint que Jupiter, enivré des
délices d'une nuit adultère, en doubla la durée. N'est-ce pas
exciter nos vices que de les attribuer aux dieux, et de donner pour
excuse à la licence de nos passions les excès de la Divinité ?
Pourraient-elles ne leur point paraître courtes, ces nuits qu'ils
achètent si cher ? Ils perdent le jour dans l'attente de la
nuit, et la nuit dans la crainte du jour.
Bien
concevoir le temps nous permet d'éviter les pires folies ! Combien
de fous trouvent la vie trop courte et passent leur vie à attendre
quelque chose d'excitant ! « si
un jour a été indiqué pour un combat de gladiateurs, ou si
l'époque de tout autre spectacle ou divertissement est attendue, ils
voudraient franchir tous les jours d'intervalle ».
Leur vie devient une série remplie d'intervalles ! Leur
vie se troue, se vide sa substance !
Le sage n'oublie pas le
passé, ne craint pas l'avenir et surtout ne néglige pas le présent.
Il ne perd pas son temps. Ses passions ne sont désordonnées et le
tirent pas de hue à dia. Ses occupations ne sont pas seulement des
passe-temps ; il ne craint pas l'ennui !
Il peut se tourner vers
les entreprises les plus grandes... conquérir un empire ? Faire
fortune ? Multiplier les débauches les plus excentriques ? Non, il
ne s'agit aucunement des "destinées les plus hautes" que
certains envient furieusement. Mais de bien vivre, vivre honnêtement
en se faisant un devoir de "cultiver son jardin"... Refuser
l'agitation et combattre la dispersion en maîtrisant ses désirs est
nécessaire.
On le voit à ce genre de
discours moralisateur de Sénèque, les stoïciens sont des
philosophes du temps pensé, organisé, contrôlé.
Une analyse serrée de
Sur la Brièveté de la vie, chapitre XIV et XV, par
Jean-Michel Muglioni
L'éternité
hic et nunc
Comme nous l'avions dit
précédemment, on oppose classiquement instant et durée, à plus
forte raison instant et éternité. L'instant est ce présent fuyant
que perçoivent et vivent les êtres humains, auquel s'oppose
l'éternité, le temps divin, absolu, permanent.
L'éternité, le temps de
Dieu dit-on, est un objet de fascination... C'est l'indicible ou bien
ce qui dans nos discours ne peut être appréhendé que par une
image, dans une métaphore. Ou qui ne s'appréhende que négativement,
dans un jeu d'opposition avec le temps que nous vivons. Comme chez
Platon, qui dans le Timée
évoque le "Temps" et l'éternité, être
éternel, immuable et inchangé, nécessaire. Le temps est par
opposition un pur accident. Pouvant être appréhendé à l'aide de
la métaphore du cercle :
"L'auteur
[du monde] s'est préoccupé de fabriquer une certaine imitation
mobile de l'éternité et, tout en organisant le Ciel, il a fait, de
l'éternité immobile et une, cette image éternelle qui progresse
suivant la loi des Nombres, cette chose que nous appelons le Temps.
En effet, les jours et les nuits, les mois et les saisons
n'existaient point avant la naissance du Ciel, mais leur naissance a
été ménagée, en même temps que le Ciel a été construit. Car
tout cela, ce sont des divisions du Temps : le passé et le futur
sont des espèces engendrées du Temps, et lorsque nous les
appliquons hors de propos à la substance éternelle, c'est que nous
en ignorons la nature. Car nous disons de cette substance qu'elle
était, qu'elle est et qu'elle sera. Or, en vérité,
l'expression est ne
s'applique qu'à la substance éternelle. Au contraire, était, sera
sont des termes qu'il convient de réserver à ce qui naît
et progresse dans le Temps. Car ce ne sont que des changements. Mais
ce qui est toujours immuable et inchangé, cela ne devient ni plus
vieux, ni plus jeune, avec le temps, et oncques cela ne fut, ni ne
devient actuellement, ni ne sera dans le futur. Bien au contraire,
une telle réalité ne comporte aucun des accidents que le devenir
implique pour les termes qui se meuvent dans l'ordre sensible, mais
ces accidents sont des variétés du Temps, lequel imite l'éternité
et se déroule en cercle suivant le Nombre. (37e-38)
Que penser de cette
croyance en un temps éternel qui nous échapperait car nous sommes
pris dans le changement, car nous ne pouvons nous représenter qu'un
temps qui était, est ou sera ? La réplique décisive semble être
celle de quelques matérialistes, comme Epicure ou Lucrèce. Pour
eux, tout nous pousse à reconnaître que rien n'est éternel sinon
les éléments qui constituent le monde, le vide et les atomes. Et,
concernant le temps qui littéralement n'est pas, il n'y a qu'une
seule chose qui soit éternelle en lui, le passage du temps centré
sur l'instant présent !
Revenons donc aux
hédonistes pour y voir une appréhension plus sensible du temps.
Nous venons de souligner la compréhension que Lucrèce pouvait avoir
du sentiment tragique de l'existence.
On peut aller jusqu'à
dire qu'il est par excellence le poète-philosophe du temps vécu !
Plus encore que son maître grec, Épicure,
moins sensible que lui à la valeur émotionnelle du passage du
temps.
Epicure a construit une
philosophie morale, prenant en compte la précarité de l'existence.
Il ne faut jamais remettre au lendemain ce qui nous apporte le
bonheur, par exemple la philosophie que le jeune comme le vieillard
peut et doit pratiquer. Le maître de Lucrèce lui avait appris que
le temps n'est rien. Ou qu'il n'est rien en soi et par soi, étant
purement accidentel. Il n'est quelque chose que pour nous quand nous
nous en soucions !
[1,450]
Car on ne voit rien au monde qui ne soit une propriété ou un
accident de ces deux principes. Une propriété est ce qui ne peut
s'arracher et fuir des corps, sans que leur perte suive ce divorce :
comme la pesanteur de la pierre, la chaleur du feu; le cours fluide
des eaux, la nature tactile des êtres, et la subtilité impalpable
du vide. Au contraire, la liberté, la servitude, la richesse, la
pauvreté, la guerre, la paix et toutes les choses de ce genre, se
joignent aux êtres ou les quittent sans altérer leur nature, et
nous avons coutume de les appeler à juste titre des accidents.
Le
temps n'existe pas non plus par lui-même : [1,460]
c'est la durée des choses qui nous donne le sentiment de ce qui est
passé, de ce qui se fait encore, de ce qui se fera ensuite; et il
faut avouer que personne ne peut concevoir le temps à part, et isolé
du mouvement et du repos des corps. Enfin, quand on nous parle des
Troyens vaincus par les armes, et de l'enlèvement de la fille de
Tyndare, gardons-nous bien de nous laisser aller à dire que ces
choses existent par elles-mêmes, comme survivant aux générations
humaines dont elles furent les accidents, et que les siècles ont
emportées sans retour. [1,470]
Disons plutôt que tout événement passé est un accident
du pays, et même du peuple qui l'a vu s'accomplir. S'il n'existait
point de matière ni d'espace vide dans lequel agissent les corps,
jamais les feux de l'amour, amassés par la beauté d'Hélène dans
le coeur du Phrygien Pâris, n'eussent allumé une guerre que ses
ravages ont rendue fameuse, et jamais le cheval de bois n'eût
incendié Pergame la Troyenne, en enfantant des Grecs au milieu de la
nuit. Tu vois donc que les choses passées ne subsistent point en
elles-mêmes, comme les corps, [1,480] et ne sont pas non plus de
même nature que le vide ; mais que tu dois plutôt les appeler
accidents des corps, ou de cet espace dans lequel toutes choses se
font.
Une version de cet extrait du De natura rerum traduite en vers :
Le temps, par soi, n'est pas :
c'est la fuite des ans ; [460]
Ce qui fut ou sera lui donne seul
un sens.
Le temps, qui l'a touché ? Peux-tu séparer l'heure
De
la réalité qui marche ou qui demeure ?
Lorsqu'on nous conte
Hélène oubliant son époux,
Les Troyens par la guerre abattus,
croyons-nous
Qu'une existence propre anime encor ces choses?
Non.
L'âge irrévocable en a repris les causes,
Et les hommes sont
morts avec ce qu'ils ont fait.
Des êtres et des lieux tout acte
est un effet.
Est-ce que, sans matière, Hélène eût été
belle?
Sans espace, comment aurait pu l'étincelle
Dont l'amour
embrasa le cœur du Phrygien
Jaillir en incendie au rivage
troyen,
Et le cheval de bois répandre sur Pergame,
Nocturne
enfantement, la vengeance et la flamme ? 480
Il faut donc refuser
aux faits, simples rapports,
Cette réalité qu'ont le vide et les
corps ;
Manifestations du mouvement écloses,
Ce sont des
accidents de l'espace et des choses.
Les épicuriens en tirent une forme de maxime fondamentale, à la formulation symétrique : rien de ce qui est à craindre ne dure longtemps... rien de ce qui dure longtemps n'est à craindre !
La mort est moins à craindre que toute chose. Rien de ce qui est à craindre ne dure longtemps... Sûrement pas ce temps où je ne serai plus... Temps (imaginaire) si long qu'à côté de lui la durée de ma vie (elle-même accidentelle) est un néant, un rien du tout. Car quand je serai mort, plus rien ne sera pour moi. La mort n'est rien pour moi...
On a fait aussi observer
que curieusement le temps d'avant notre naissance ne nous angoisse
guère, habituellement. Nous ne nous soucions que de ce qu'il y aura
après notre mort ! Nous voulons savoir où nous irons, ce que nous
vivrons, même de ce que les autres que nous (nos enfants, nos
descendants) vivront... nous sommes inquiets de l'avenir. Mais nous
ne sommes pas curieux et inquiets du passé de la même manière.
Nous ne voulons pas savoir où nous étions, ce que nous faisions
avant. Et si nous y pensons nous pouvons accepter l'idée que nous
n'étions pas et que nous ne faisions rien. Pourquoi n'arrivons-nous
pas à accepter l'idée que nous ne serons pas et que nous ne ferions
rien ?
Car nous avons déjà
accepté l'idée qu'avant notre naissance nous n'étions rien ! Ou
nous n'étions rien d'autre que de la matière, la somme des atomes
qui ont un jour composé notre être...
Le complexe vis-à-vis du
temps qui empoisonne notre existence est sans doute davantage un
complexe fondé sur une angoisse vis-à-vis du futur, ce qui sera,
plutôt que sur des craintes tournées vers le passé, ce qui a été.