Un cours en ligne

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Il s'agit de notes de cours, ou plutôt de schémas de cours, qui me servent pour traiter le programme de Lettres-philosophie devant mes classes de CPGE scientifiques, de première et de seconde année. Chaque année un nouveau thème, deux nouvelles oeuvres littéraires et une oeuvre philosophique.
J'en assume l'entière responsabilité, y compris lorsque s'y mêlent des jugements personnels sur des oeuvres et des auteurs, des conseils de lecture peu orthodoxes ou des pointes d'ironie. Le mot d'ordre que je m'efforce de suivre, lié à la lecture de Harry G. Frankfurt, est de ne pas mentir quand il est possible de baratiner, de ne pas baratiner quand ce n'est pas absolument nécessaire.

mardi 23 septembre 2014

Correction du DS "La guerre est naturelle" Bergson


Proposition de résumé

Homo faber peut dominer la nature avec ses outils. Or ses créations, de même que l'ensemble de sa production, peuvent lui être dérobées. Et le parasitisme peut se doubler du vol de territoires ou même du rapt d'humains. Il faut donc toujours se défendre : la guerre surgit immédiatement du besoin de protéger toutes ses propriétés. (57)

Se battre est instinctif. C'est une nécessité mais aussi universellement un honneur. Ainsi, les jeux violents des gamins comme les duels des adultes rejoignent les guerres entre États en manifestant le désir d'éprouver ses forces contre un adversaire. Ces joutes arbitraires sont une formidable occasion de tester son courage. Ce sont des répétitions ! Même si la souffrance dégrise, la prise de risque agit comme une drogue d'oubli sur le guerrier.
De plus, il existe des haines viscérales. De puissants préjugés contre les autres peuples, surtout ses voisins pour peu qu'on souligne leurs différences, tendent à faire systématiquement de l'étranger un ennemi, non pas un être avec qui échanger. La paix reste utopique sans ouverture culturelle à l'autre ! (121)

Comme l'histoire récente le montre, la guerre est une tendance naturelle survivant au besoin de se battre, pouvant mobiliser une nation entière et la rendre sauvage. Demain, des armes terriblement efficaces pourraient annihiler le genre humain. (37)

total : 215 mots

Sujet de rédaction

Travail de compréhension de l'énoncé. La guerre est-elle naturelle ? « naturelle », en quel sens ? Un terme hautement polysémique... il faut donc faire très attention.

Idée d'un état originaire, d'un instinct guerrier, non d'une simple possibilité, mais d'une nécessité. La guerre est naturelle, en trois sens :
  • correspondant à la nature humaine (attention à cette notion), l'être humain serait fait pour la guerre... attention au piège du finalisme, une illusion sans aucun doute. Nécessité de faire attention à ses affirmations, parler soit de tendance soit de disposition
  • étant un phénomène normal ; la normalité étant elle même le rapport à diverses normes, purement statistiques ou bien qualitatives. On passe de l'universalité géographique et historique à la nécessité pour. Nécessité morale pour obtenir quelque chose, la réalisation d'une civilisation, permettant aux individus de poursuivre une série de buts utiles, pas seulement celui de la destruction. La guerre comme ruse de la nature... rien de plus efficace par exemple pour pousser les pouvoirs politiques à doter un territoire de voies de communications...
  • devant être célébrée comme bonne, satisfaisante à tout point de vue. Elle opère un tri, du fort et du faible ; elle pousse les personnes (pas les individus) à donner le meilleur d'eux-mêmes. Elle est une vertu.
Deux grands axes de réflexion se dégagent.

A/ Monstruosité ? La guerre inhumaine ? Ne correspondant pas à la nature humaine mais à sa perversion, sa déformation idéologique, culturelle.
B/ Nécessité ? La guerre obligée, fatale, décrétée par les dieux ? Nécessité de l''hostilité, de la cruauté, la férocité ou nécessité de l'adversité, de la prudence armée, du courage.

Rédaction

Même escortée d'un puissant argument, à savoir l'insécurité foncière de toute propriété, y compris la première d'entre elle, la propriété d'être en vie, l'affirmation suivant laquelle « la guerre est naturelle » ne ressemble guère à un constat. Elle semble remplir un rôle d'excuse fournie a priori ou une fonction rhétorique, celle de justifier les guerres, aussi bien celles de demain que celles d'hier. Ainsi elle serait une opinion partiale, voire fondamentalement douteuse puisque liée à un type de discours de nature idéologique, celui du parti de la guerre, du nationalisme voire de l'impérialisme. Dans Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932) Bergson est-il prisonnier d'une idéologie ou bien fait-il preuve de sagesse en remarquant le goût des hommes pour la guerre ? La lecture des trois œuvres du programme peut nous aider à y voir plus clair, à condition de reprendre la question à la base : en quel sens peut-on dire que la guerre est naturelle ? Le terme de « nature » étant polysémique il convient de préciser son usage et d'user d'esprit critique. Partant de l'idée apparemment très forte, presque indéniable, que l'être humain fait la guerre car il est fait pour la guerre, nous remettrons en cause la notion d'instinct guerrier. Participant de l'idée de pente naturelle ou de mécanisme aveugle, cette notion est sans doute moins évidente qu'elle en a l'air.

Démontrer que la guerre est naturelle passerait, ainsi que nous le montre Bergson, par l'affirmation de la nature prométhéenne de l'être humain. L'homme ferait la guerre depuis toujours ou serait en état de guerre depuis l'origine des temps parce qu'il est doté d'intelligence fabricatrice mais aussi extrêmement vulnérable. Créateur d'outils, donc d'armes, il est en effet potentiellement victime de ses semblables également outillés et armés... ou bien potentiellement agresseurs.
Le mythe de Prométhée et Epiméthée rapporté par Platon dans le Protagoras nous permet de préciser le caractère naturel de la guerre. Suite à l'imprévoyance d'Epiméthée, l'être humain est un animal démuni, dépourvu de moyens de défense comme d'attaque. Et grâce à Prométhée lui donnant le feu ainsi que l'intelligence fabricatrice, technè, il peut néanmoins parvenir à combler cette vulnérabilité critique. Il acquiert le langage, construit des habitations, produit des habits, sème et récolte, etc. Or le mythe souligne toujours la fragilité de l'humain en rapportant qu'il aurait alors fallu que Zeus intervienne pour donner en complément l'art politique, dont l'art de la guerre est une composante, afin de lui permettre de pouvoir vivre dans des cités et survivre aux meutes des bêtes féroces ! Plus précisément Protagoras affirme que les hommes ont universellement reçu deux vertus, la pudeur et la justice, sans lesquelles l'art politique n'est pas même envisageable.
L'idée que ce serait comme composante de l'art politique reçu des dieux que l'art de guerre serait universellement répandu parmi les hommes se retrouve dans le premier livre de De la guerre de Clausewitz. Le caractère nécessaire de la guerre n'y est jamais mis en doute, de même que son universalité. Dans l'abstrait, il est naturel que « pour affronter la violence, la violence s'arme des inventions des arts et des sciences » (chapitre 1, 2). Et concrètement la violence physique est le moyen universel pour défendre une cité moderne, un territoire et son peuple considéré comme souverain. Il est naturel de développer ses crocs et de chercher à ôter les griffes de l'ennemi. Deux choses sont donc universelles « le sentiment hostile » et « l'intention hostile » (chapitre 1,3). Sentiment hostile : celui qui découvre devant lui un agresseur peut être pris de rage, de furie ; intention hostile : celui qui se bat est animé par un but, parfois guère réfléchi mais toujours conscient, comme mettre à terre son ennemi, le désarmer ou le tuer. Pour Homo faber, à l'échelle de l'individu, « même l'emportement de haine le plus sauvage, le plus proche de l'instinct, n'est pas concevable sans intention hostile ». Et à l'échelle de la cité, « même les peuples les plus civilisés peuvent se déchaîner l'un contre l'autre, enflammés par la haine », le sentiment hostile demeurant à l'état latent.
Les deux œuvres littéraires du programme permettent de préciser ce diagnostic initial. Avec sa triple distribution, le mythe platonicien n'affirme pas que la guerre est innée mais tend à asseoir l'idée que l'homme doit savoir faire la guerre pour être en paix, pour vivre et vivre bien. Il fait en effet de la guerre une nécessité conditionnelle (se battre pour défendre ses propriétés) ou même une déplaisante fatalité puisque, de proie universelle, l'être humain détenteur du feu, de l'acier et de puissantes armes, serait devenu une sorte de super-prédateur ! Ironie du sort : à partir du moment où il peut vaincre les bêtes féroces, il est lui-même comme une bête féroce contre laquelle il est nécessaire de se protéger par tous les moyens ! L'art de la guerre serait donc à la fois le remède et le poison ! Dans Les Perses d'Eschyle, c'est le remède qui sauve les Grecs des assauts des barbares et c'est un poison pour les Perses en tant qu'ils sont victimes de leur soif de conquête, étant conduits au massacre à la suite de leurs grands rois enivrés de puissance et d'orgueil, Darios et Xerxès. Le titre même choisi par Barbusse, Le Feu, est un clin d'oeil à la dimension prométhéenne de l'existence humaine, non quand le mythe explique l'origine des nations mais la perversion de la culture, le feu dérobée aux dieux ne servant plus qu'une œuvre folle de destruction, l'absurdité de la guerre moderne qui oppose des forces de frappe, des économies de guerre.

L'état de guerre est donc universel, l'agressivité à l'égard d'ennemis virtuels étant une sorte d'instinct. Faut-il pour autant supposer l'existence d'un instinct guerrier comme le fait Bergson ? D'une part, le terme d'instinct est assez vague et sujet à caution. D'autre part, penser une sorte de tendance naturelle irrépressible est sans doute exagéré. L'instinct guerrier est-il une réalité biologique ou bien une façon de parler, en elle-même risquée, qui évoque la puissance des idéologies nationalistes au sein des Etats modernes, bref le fondement culturel des guerres ?
Commençons par remarquer la possible confusion liée à l'usage du terme d'instinct dans une expression comme « l'instinct guerrier ». Avec les travaux de Pavlov, de Lorentz et des anthropologues contemporains, la langue scientifique a banni l'usage du terme lui préférant le réflexe, décliné en réflexe primaire et secondaire, appréhendé de manière dynamique à l'aide des notions liées de renforcement et d'inhibition. En période de fraie, le poisson-combattant mâle se livre à des comportements de lutte contre les autres mâles. Il s'agit d'un réflexe primaire, reproductif. Dans une cours de récréation l'instituteur observe peut-être que « les petits garçons aiment à se battre ». L'introspection le pousse peut-être à dire qu'il y a un plaisir à donner des coups. Mais cela ne suffit pas pour conclure à l'existence d'un instinct guerrier ! Il est clair qu'un tel instinct n'est qu'une des facettes de la virilité comprise non comme fait ou donné naturel mais comme construction sociale. Certes, dans une crèche les garçons dédaignent en général les poupées et préfèrent très tôt jouer avec des armes. Cela veut dire que le conditionnement opéré par la société ne crée pas le rôle de la virilité à partir de rien, mais cela ne signifie pas qu'il y ait de manière innée chez tous les garçons une envie de se battre. Bergson adopte un point de vue superficiel en supposant l'existence de cet instinct.
De la guerre fait partie avec quantité d'autres des œuvres pouvant être critiquées pour leur point de vue étroitement phallocrate. Il est indéniable que lorsque Clausewitz évoque le génie martial il pense exclusivement au combattant et au général, oubliant la moitié du genre humain, comme si les combattantes, les Amazones, Jeanne Hachette ou Jeanne d'Arc, n'étaient qu'un récit légendaire ou une anecdote dépourvue de valeur. La guerre serait naturelle pour les hommes, mais pas pour les femmes, tant chez les peuples sauvages que pour les nations de plus haute culture ! Mais, même limité au genre masculin, l'instinct guerrier ne va pas de soi dans la pensée de Clausewitz. Remarquons ainsi l'hésitation qui le prend lorsqu'il doit évoquer la capacité à endurer la douleur : « la guerre est le domaine des efforts et des souffrances physiques. Pour ne pas y succomber il faut une certaine force du corps et de l'âme qui, innée ou acquise, permet d'y être indifférent » (chapitre 3). Si cette résistance à la douleur mais aussi la hardiesse et le courage sont également des vertus inégalement répandues dans l'espèce humaine, de sorte que bien rares sont les âmes fortes, il résulte que l'instinct guerrier est une sorte de vue de l'esprit, le produit d'une éducation, d'un aguerrissement, et non pas du tout d'une transmission héréditaire.
La définition de la guerre comme « étonnante trinité » (chapitre 1, 28) renforce nos soupçons. En effet, la première des composantes évoquées est la « violence originelle » se rapportant au peuple ou « la haine et l'hostilité qu'il faut considérer comme un instinct naturel et aveugle ». Mais la troisième, qui se rapporte au gouvernement, est l'entendement pur ! Ainsi ceux qui font la guerre doivent être exaltés, mais ceux qui la décident doivent envisager les fins politiques d'une manière entièrement dépassionnée. La guerre oscille donc entre ce qui est purement naturel et ce qui est purement culturel. En fait, elle n'apparaît naturelle et spontanée que si elle l'on observe les hommes comme on observe des fourmis se faisant la guerre sans tenir compte de l'ordre politique !
Poursuivons donc notre réflexion en mettant en cause une prétendue tendance naturelle à se battre. Avec elle, risque de tomber l'opposition faite par Bergson entre des guerres accidentelles et des guerres essentielles. Sans elle, l'explication du carnage de la première guerre mondiale comme exutoire pour des forces pulsionnelles primitives ou un instinct de mort n'est plus si convaincante. Mais l'invocation de telles passions aveugles n'est peut-être qu'une manière de déguiser l'ignorance des causes réelles qui déterminent un tel cataclysme dans l'ordre de la civilisation ! La sauvagerie des combattants dans les tranchées ressemblerait à la sauvagerie des hordes guerrières des peuples primitifs non en raison d'une essence partagée mais d'une communauté de destin : écrasés sous des pluies d'obus, tétanisés par les ravages des mitrailleuses, pris au piège par les barbelés les poilus de Barbusse perdent tout vernis de civilisation, deviennent des brutes, ne peuvent plus penser autrement qu'à très court terme. Que vaut une escouade avant de monter au front ? C'est, apprend-on au chapitre 14, au mieux une troupe fiévreuse, au pire de la « viande soûle » ! Qu'est-ce qu'une escouade sur le point de devoir montée à l'assaut ? Des individus exténués, déboussolés, s'efforçant vainement d'oublier le lendemain « Toujours est-il que, malgré les signes précurseurs,et la voix des prophéties qui semblent se réaliser, on tombe machinalement et on se cantonne dans les préoccupations immédiates : la faim, la soif, les poux dont l'écrasement ensanglante tous les ongles, et la grande fatigue par laquelle nous sommes tous minés », chapitre 20. L'abrutissement ne fait pas l'ombre d'un doute contrairement à l'exaltation du guerrier, même aux premiers jours de la guerre !
Dans Les Perses un terme permet d'évoquer l'instinct guerrier comme ce qui alimente l'agressivité. Ce terme, interprété comme une façon de désigner commodément ce qui échappe pour l'essentiel à la compréhension, renvoie plutôt à l'idée d'un réflexe conditionné, entretenu par des renforcements, qu'à l'idée d'un réflexe primaire, inconditionné. Il s'agit du mot « daïmon » voulant dire génie ou esprit, assez intraduisible en fait. On le trouve par exemple dans la lamentation du choeur, strophe 4 : « Hou la la la, daïmons. Vous avez fait tomber sur nous, à l'imprévu, un mal fulgurant comme le regard d'Até ». Là il s'agirait de puissances externes capables d'aveugler une armée entière, d'entretenir son erreur puis d'appeler sur elle une malédiction. En langage moderne on parlerait d'une sorte d'endoctrinement ayant conduit l'armée à sa perte dans la plus grande insouciance. L'armée des Perses comme son Roi aurait ainsi été conditionnés à attaquer. Mais un peu avant le fantôme de Darios, autre daïmon, expliquait la déroute des Perses par la folie de Xerxès : « Ha ! Un puissant daïmon [a saisi son esprit] pour aveugler ainsi son jugement ! » (v. 725) et il précisait encore, parlant d'une démence dont il faudrait se délivrer : « Zeus, punisseur, tient des comptes sévères : il s'abat sur les pensées par trop orgueilleuses ». Maintenant des vices ou puissances internes seraient responsables du désastre. Le désir de guerre aurait été porté à son paroxysme dans l'esprit malade de Xerxès, pâtissant à la fois d'un manque de prudence et d'une aveugle soif de vengeance. Que les impulsions qui poussent à la guerre soient externes ou internes, elles ne correspondent en rien à un esprit belliqueux inné. Il s'agit au contraire du résultat d'un manque de vertu, de justice ou de pudeur, entretenu d'une part par les courtisans, d'autre part par l'illusion du pouvoir absolu et trop tardivement découvert par Atossa ou Xerxès lui-même.

La guerre n'est en rien une tendance naturelle. Les humains ne sont pas programmés pour se faire la guerre, même s'ils ont de la testostérone dans le sang ! Le comportement guerrier doit être plutôt abordé comme une disposition, étant immédiatement précisé qu'il existe également une disposition pacifique en l'homme. La puissance du désir se trouve en effet exacerbée par l'existence du désir d'autrui, d'où une possible montée aux extrêmes, mais aussi contrebalancée dans la conscience de chacun par des émotions primitives comme la peur, la pitié, le besoin de reconnaissance, la volonté de construire. Dire de la guerre qu'elle correspond à une disposition fondamentale de l'être humain comporte l'intérêt de faire disparaître la fatalité du cours de l'histoire humaine. Il est reconnu que la guerre est universelle ; c'est une constante de l'histoire, qui aura cours tant que l'homme n'aura pas su inventer les conditions effectives d'une paix durable.

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