Un cours en ligne

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Il s'agit de notes de cours, ou plutôt de schémas de cours, qui me servent pour traiter le programme de Lettres-philosophie devant mes classes de CPGE scientifiques, de première et de seconde année. Chaque année un nouveau thème, deux nouvelles oeuvres littéraires et une oeuvre philosophique.
J'en assume l'entière responsabilité, y compris lorsque s'y mêlent des jugements personnels sur des oeuvres et des auteurs, des conseils de lecture peu orthodoxes ou des pointes d'ironie. Le mot d'ordre que je m'efforce de suivre, lié à la lecture de Harry G. Frankfurt, est de ne pas mentir quand il est possible de baratiner, de ne pas baratiner quand ce n'est pas absolument nécessaire.

mardi 23 septembre 2014

Introduction au cours sur la guerre III


Une approche de la guerre, comme « disposition avérée » au combat
Troisième partie

C. Lecture suivie du chapitre 13 du premier livre du Léviathan

La lecture de ce texte illustre s'inscrit dans la visée générale du cours d'introduction, non pas apprendre quelque chose de décisif au sujet de la guerre mais apprendre à mieux la penser, reconnaître les perspectives fructueuses et les méthodes déployées pour cerner autant que possible sa complexité. Nous avons dores et déjà repéré deux choses importantes, la perspective temporelle et la mise en œuvre d'une pensée dialectique. La confrontation à l'ensemble du texte permet-elle d'aller plus loin ?

Par commodité je numérote les paragraphes. Ainsi les citations précédemment effectuées renvoient au §8.

Chapitre 13 : De la condition naturelle des hommes en ce qui concerne leur félicité et leur misère

§1 La Nature a fait les hommes si égaux pour ce qui est des facultés du corps et de l'esprit que, quoiqu'on puisse trouver parfois un homme manifestement plus fort corporellement, ou d'un esprit plus vif, cependant, tout compte fait, globalement, la différence entre un homme et un homme n'est pas si considérable qu'un homme particulier puisse de là revendiquer pour lui-même un avantage auquel un autre ne puisse prétendre aussi bien que lui. Car, pour ce qui est de la force du corps, le plus faible a assez de force pour tuer le plus fort, soit par une machination secrète, soit en s'unissant à d'autres qui sont menacés du même danger que lui-même.

§2 Et encore, pour ce qui est des facultés de l'esprit, sans compter les arts fondés sur des mots, et surtout cette compétence qui consiste à procéder selon des règles générales et infaillibles, appelée science, que très peu possèdent, et seulement sur peu de choses, qui n'est ni une faculté innée née avec nous, ni une faculté acquise en s'occupant de quelque chose d'autre, comme la prudence, je trouve une plus grande égalité entre les hommes que l'égalité de force. Car la prudence n'est que de l'expérience qui, en des temps égaux, est également donnée à tous les hommes sur les choses auxquelles ils s'appliquent également. Ce qui, peut-être, fait que les hommes ne croient pas à une telle égalité, ce n'est que la conception vaniteuse que chacun a de sa propre sagesse, [sagesse] que presque tous les hommes se figurent posséder à un degré plus élevé que le vulgaire, c'est-à-dire tous [les autres] sauf eux-mêmes, et une minorité d'autres qu'ils approuvent, soit à cause de leur renommée, soit parce qu'ils partagent leur opinion. Car telle est la nature des hommes que, quoiqu'ils reconnais­sent que nombreux sont ceux qui ont plus d'esprit [qu'eux-mêmes], qui sont plus éloquents ou plus savants, pourtant ils ne croiront guère que nombreux sont ceux qui sont aussi sages qu'eux-mêmes ; car ils voient leur propre esprit de près, et celui des autres hommes de loin. Mais cela prouve que les hommes sont plutôt égaux qu'inégaux sur ce point. Car, ordinairement, il n'existe pas un plus grand signe de la distribution égale de quelque chose que le fait que chaque homme soit satisfait de son lot.

§3 De cette égalité de capacité résulte une égalité d'espoir d'atteindre nos fins. Et c'est pourquoi si deux hommes désirent la même chose, dont ils ne peuvent cependant jouir tous les deux, ils deviennent ennemis ; et, pour atteindre leur but (principalement leur propre conservation, et quelquefois le seul plaisir qu'ils savourent ), ils s'efforcent de se détruire ou de subjuguer l'un l'autre. Et de là vient que, là où un envahisseur n'a plus à craindre que la puissance individuelle d'un autre homme, si quelqu'un plante, sème, construit, ou possède un endroit commode, on peut s'attendre à ce que d'autres, probablement, arrivent, s'étant préparés en unissant leurs forces, pour le déposséder et le priver, non seulement du fruit de son travail, mais aussi de sa vie ou de sa liberté. Et l'envahisseur, à son tour, est exposé au même danger venant d'un autre.

§4 Et de cette défiance de l'un envers l'autre, [il résulte qu'] il n'existe aucun moyen pour un homme de se mettre en sécurité aussi raisonnable que d'anticiper, c'est-à-dire de se rendre maître, par la force ou la ruse de la personne du plus grand nombre possible d'hommes, jusqu'à ce qu'il ne voit plus une autre puissance assez importante pour le mettre en danger ; et ce n'est là rien de plus que ce que sa conservation exige, et ce qu'on permet généralement. Aussi, parce qu'il y en a certains qui, prenant plaisir à contempler leur propre puissance dans les actes de conquête, qu'ils poursuivent au-delà de ce que leur sécurité requiert, si d'autres, qui autrement seraient contents d'être tranquilles à l'intérieur de limites modestes, n'augmentaient pas leur puissance par invasion, ils ne pourraient pas subsister longtemps, en se tenant seulement sur la défensive. Et par conséquent, une telle augmentation de la domination sur les hommes étant nécessaire à la conservation de l'homme, elle doit être permise.

§5 De plus, les hommes n'ont aucun plaisir (mais au contraire, beaucoup de déplaisir) à être ensemble là où n'existe pas de pouvoir capable de les dominer tous par la peur. Car tout homme escompte que son compagnon l'estime au niveau où il se place lui-même, et, au moindre signe de mépris ou de sous-estimation, il s'efforce, pour autant qu'il l'ose (ce qui est largement suffisant pour faire que ceux qui n'ont pas de pouvoir commun qui les garde en paix se détruisent l'un l'autre), d'arracher une plus haute valeur à ceux qui le méprisent, en leur nuisant, et aux autres, par l'exemple.

§6 De sorte que nous trouvons dans la nature humaine trois principales causes de querelle : premièrement, la rivalité ; deuxièmement, la défiance; et troisièmement la fierté.

§7 La première fait que les hommes attaquent pour le gain, la seconde pour la sécurité, et la troisième pour la réputation. Dans le premier cas, ils usent de violence pour se rendre maîtres de la personne d'autres hommes, femmes, enfants, et du bétail ; dans le second cas, pour les défendre ; et dans le troisième cas, pour des bagatelles, comme un mot, un sourire, une opinion différente, et tout autre signe de sous-estimation, [qui atteint] soit directement leur personne, soit, indirectement leurs parents, leurs amis, leur nation, leur profession, ou leur nom.

§8 Par là, il est manifeste que pendant le temps où les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les maintienne tous dans la peur, ils sont dans cette condition qu'on appelle guerre, et cette guerre est telle qu'elle est celle de tout homme contre homme. Car la GUERRE ne consiste pas seulement dans la bataille, ou dans l'acte de se battre, mais dans un espace de temps où la volonté de combattre est suffisamment connue ; et c'est pourquoi, pour la nature de la guerre, il faut prendre en considération la notion de temps, comme on le fait pour le temps qu'il fait. Car, tout comme la nature du mauvais temps ne réside pas dans une ou deux averses, mais dans une tendance au mauvais temps durant de nombreux jours, la nature de la guerre ne consiste pas en un combat effectif, mais en une disposition connue au combat, pendant tout le temps où il n'y a aucune assurance du contraire. Tout autre temps est PAIX.

§9 Par conséquent, tout ce qui résulte d'un temps de guerre, où tout homme est l'ennemi de tout homme, résulte aussi d'un temps où les hommes vivent sans autre sécurité que celle que leur propre force et leur propre capacité d'invention leur donneront. Dans un tel état, il n'y a aucune place pour un activité laborieuse, parce que son fruit est incertain ; et par conséquent aucune culture de la terre, aucune navigation, aucun usage de marchandises importées par mer, aucune construction convenable, aucun engin pour déplacer ou soulever des choses telles qu'elles requièrent beaucoup de force ; aucune connaissance de la surface de la terre, aucune mesure du temps ; pas d'arts, pas de lettres, pas de société, et, ce qui le pire de tout, la crainte permanente, et le danger de mort violente ; et la vie de l'homme est solitaire, indigente, dégoûtante, animale et brève.

§10 Il peut sembler étrange, à celui qui n'a pas bien pesé ces choses, que la Nature doive ainsi dissocier les hommes et les porter à s'attaquer et à se détruire les uns les autres ; et il est par conséquent possible que, ne se fiant pas à cette inférence faire à partir des passions, cet homme désire que la même chose soit confirmée par l'expérience. Qu'il s'observe donc lui-même quand, partant en voyage, il s'arme et cherche à être bien accompagné, quand, allant se coucher, il ferme ses portes à clef, quand même dans sa maison, il verrouille ses coffres ; et cela alors qu'il sait qu'il y a des lois et des agents de police armés pour venger tout tort qui lui sera fait. Quelle opinion a-t-il de ces compatriotes, quand il se promène armé, de ses concitoyens, quand il ferme ses portes à clef, de ses enfants et de ses domestiques, quand il verrouille ses coffres ? N'accuse-t-il pas là le genre humain autant que je le fais par des mots ? Mais aucun de nous deux n'accuse la nature de l'homme en cela. Les désirs et les autres passions de l'homme ne sont pas en eux-mêmes des péchés. Pas plus que ne le sont les actions qui procèdent de ces passions, jusqu'à ce qu'ils connaissent une loi qui les interdise, et ils ne peuvent pas connaître les lois tant qu'elles ne sont pas faites, et aucune loi ne peut être faite tant que les hommes ne se sont pas mis d'accord sur la personne qui la fera.

§11 Peut-être peut-on penser qu'il n'y a jamais eu une telle période, un état de guerre tel que celui-ci ; et je crois aussi que, de manière générale, il n'en a jamais été ainsi dans le monde entier. Mais il y a beaucoup d'endroits où les hommes vivent aujourd'hui ainsi. En effet, en de nombreux endroits de l'Amérique, les sauvages, à l'exception du gouvernement de petites familles, dont la concorde dépend de la concupiscence naturelle, n'ont pas du tout de gouvernement et vivent à ce jour d'une manière animale, comme je l'ai dit plus haut. Quoi qu'il en soit, on peut se rendre compte de ce que serait le genre de vie, s'il n'y avait pas de pouvoir commun à craindre, par celui où tombent ordinairement, lors d'une guerre civile, ceux qui ont précédemment vécu sous un gouvernement pacifique.

§12 Mais, bien qu'il n'y ait jamais eu un temps où les particuliers fussent en un état de guerre de chacun contre chacun, cependant, à tout moment, les rois et les personnes qui possèdent l'autorité souveraine, à cause de leur indépendance, se jalousent de façon permanente, et sont dans l'état et la position des gladiateurs, ayant leurs armes pointées, les yeux de chacun fixés sur l'autre, c'est-à-dire avec leurs forts, leurs garnisons, leurs canons aux frontières de leurs royaumes et leurs espions à demeure chez les voisins, ce qui est [là] une attitude de guerre. Mais, parce que, par là, ils protègent l'activité laborieuse de leurs sujets, il n'en découle pas cette misère qui accompagne la liberté des particuliers.

§13 De cette guerre de tout homme contre tout homme résulte aussi que rien ne peut être injuste. Les notions de bien et de mal, justice et injustice, n'ont pas leur place ici. Là où n'existe aucun pouvoir commun, il n'y a pas de loi. Là où n'existe pas de loi, il n'y a aucune injustice. La force et la ruse sont en temps de guerre les deux vertus cardinales. La justice et l'injustice ne sont aucunement des facultés du corps ou de l'esprit. Si elles l'étaient, elles pourraient se trouver en un homme qui serait seul dans le monde, aussi bien que ses sensations et ses passions. Ce sont des qualités relatives aux hommes en société, non dans la solitude. Il résulte aussi de ce même état qu'il ne s'y trouve pas de propriété, de domination, de distinction du mien et du tien, mais qu'il n'y a que ce que chaque homme peut obtenir, et aussi longtemps qu'il peut le conserver. Et en voilà assez pour la malheureux état où l'homme se trouve placé par simple nature, quoique avec une possibilité d'en sortir, qui consiste en partie dans les passions, en partie dans sa raison.

§14 Les passions qui inclinent les hommes à la paix sont la crainte de la mort, le désir des choses nécessaires à une existence confortable, et un espoir de les obtenir par leur activité. Et la raison suggère les clauses de paix qui conviennent, sur lesquelles on peut amener les hommes à se mettre d'accord. Ces clauses sont celles qu'on appelle d'une autre manière les lois de nature, dont je vais parler plus particulièrement dans les deux chapitres suivants.

Traduction Philippe Folliot.

Le premier paragraphe

Ce paragraphe dégage immédiatement ce qui est sans doute l'idée cardinale de toute réflexion sur la guerre, l'idée d'égalité. Les hommes se font la guerre car ils sont égaux. Ou peut-être faudrait-il mieux dire que les hommes se font la guerre quand ils sont égaux.
Derrière ce principe de l'égalité se jouent les notions de réciprocité (des intentions, des coups portés) et de symétrie (des points de vue) ou encore de mimétisme (d'imitation, de réplication et de compétition pouvant conduire à la montée aux extrêmes).

L'égalité qui est envisagée n'est pas un simple fait. Elle est principielle, originaire. En ce sens elle est réelle et relative. Réelle car pouvant abolir suffisamment des différences observables. Nous sommes tous égaux mais différents en tant qu'êtres humains. Relative car les différences sont si visibles qu'elles autorisent la mauvaise foi, partant l'affirmation d'une supériorité chimérique.
Hobbes ne postule pas l'égalité mais la démontre. D'abord, il n'envisage que le cas particulier de l'égalité des capacités physiques. Par la suite l'extension aux capacités morales se fera sans grande difficulté, mais il faudra franchir un obstacle « épistémologique » (ou « psychologique » si l'on préfère insister sur l'orgueil des hommes). L'égalité se démontre par un constat universalisable : « le plus faible a assez de force pour tuer le plus fort ».
Comparativement au plus fort, le plus faible n'est pas très faible ! Il l'est toujours moins qu'on pourrait le croire. C'est valable du nain par rapport au géant ou bien de la femme par rapport à l'homme ! Deux raisons sont données ; d'une part la faiblesse relative peut être compensée par autre chose comme la ruse, d'autre part cette faiblesse s'abolit dans la possibilité de nouer des alliances. Alors la force du nombre supplée la faiblesse de tous les individus isolés. On retrouve là deux caractéristiques essentielles de l'être humain qui font d'un Ulysse un modèle d'humanité pouvant triompher des périls et de ses ennemis. Mais l'arrière-plan du texte n'est pas une référence à la mythologie grecque. La formule «  le plus faible a assez de force pour tuer le plus fort » prend sens dans un contexte biblique. On doit penser à David abattant Goliath. Et plus encore à Judith décapitant Holopherne.

A l'issu du premier paragraphe, on peut quasiment dire que « rien ne va plus » ou que « les jeux sont faits » : l'être humain est un meurtrier en puissance. Il peut tuer tout autre être humain, pour peu qu'il le veuille vraiment, qu'il saisisse le moment opportun, qu'il s'appuie sur sa faiblesse, son charme à défaut de ses muscles. Son apparente innocuité, sa faiblesse toute relative, renforçant dialectiquement sa dangerosité.

§ 2 et § 3

Le paragraphe suivant est remarquable par l'ironie qu'il met en jeu. C'est à nouveau une clé à laquelle il faudra très souvent recourir pour penser la guerre. L'ironie prote ici précisément sur l'égalité de l'intelligence : la preuve de cette égalité est que tous les hommes se croient supérieurs à la moyenne ! La vanité empêche tout individu de porter sur lui-même un regard objectif. Et c'est valable de Hobbes aussi. Comme de moi ! Le détour par l'ironie est donc nécessaire. Je puis au moins remarquer à la suite de Hobbes qu'« il n'existe pas un plus grand signe de la distribution égale de quelque chose que le fait que chaque homme soit satisfait de son lot ». Cela ne veut pas dire que les hommes sont tous également intelligents, mais qu'ils parviennent tous à être également bornés !

Les conséquences pratiques de cette égalité non pas physique mais morale sont très importantes. Nous aurons sans doute à développer avec Les Perses l'idée que nul roi ne parvient à s'estimer à sa juste valeur ou avec De la guerre l'idée que tout général s'estime ordinairement meilleur stratège que ses pairs ! Un tel aveuglement a de terribles conséquences pour les peuples et les armées.

Pour sa part, Hobbes prolonge l'analyse en amenant un raisonnement décisif. Et c'est une troisième espèce d'égalité qui intervient alors, la plus meurtrière de toute en quelque sorte : l' « égalité d'espoir d'atteindre nos fins » !
S'il s'agit toujours d'une égalité, il ne s'agit alors plus d'aucune égalité positive, pouvant être vérifiée, mais seulement d'une égalité imaginaire. Il s'agit d'une égalité au niveau des représentations. Puisque les inégalités ne sont pas décisives, qu'il n'existe pas parmi nous de supérieur absolu ou de dominant naturel, tout le monde peut se croire supérieur et vouloir dominer. C'est de l'égalité des désirs que nous parle alors Hobbes. Dans une meute, le désir du mâle dominant éteint le désir des autres mâles. Chez l'être humain on observe bien plutôt une exacerbation des désirs. Chacun désire ce que les autres désirent, dans l'anxiété d'être dépossédé par eux, avec le fantasme d'être celui qui triomphe en imposant son désir aux autres.
La deuxième phrase du §3 le dit clairement, les hommes sont naturellement des ennemis par leur désir qui est commun et opposé, symétrique et réciproque (parfois je ne désire une chose que parce que le désir d'autrui me la révèle désirable). L'ennemi n'a pas d'autre qualité substantielle que d'être un être de désir. Comme moi. Et nous ne pouvons jouir tous deux de la même chose. « Si deux hommes désirent la même chose, dont ils ne peuvent cependant jouir tous les deux, ils deviennent ennemis », dans l'abstraction de l'état de nature nous sommes tous les ennemis de tous les autres êtres de désir !

L'animosité est première, fondamentale, causée nos représentations les plus intimes. Et la pensée de la guerre ne cesse de découvrir ou redécouvrir la folie des désirs humains. Leur caractère inépuisable... infini ! Elle est appelée à lier l'égalité d'espoir et l'égalité de la peur d'être privé de l'objet désiré. Elle peut prendre en compte des désirs brutaux, immédiats, enthousiastes, comme des désirs qui font l'objet d'une lente maturation, d'un développement secret, voire inavoué, d'un mûrissement dans le ressentiment et la souffrance.
La fable de l'envahisseur qui suit ce passage développe cette thèse : nul travailleur ne peut jouir du fruit désirable de son travail, et même sa personne peut lui être confisquée, dans l'esclavage, la soumission au désir d'autrui ; nul envahisseur ne peut profiter de son invasion sans attirer de convoitises ni craindre de subir à son tour une invasion. Avec ce cercle vicieux, c'est l'instabilité de toute condition, la précarité de toute existence qui sont signifiées. C'est un enchaînement infernal qui se laisse entrevoir.

§ 4, § 5, § 6 et § 7

Une analyse générale sur le site de l'académie de Versailles :
La guerre résulte de la conjonction des deux passions qui mettent l’homme en mouvement : le
désir de puissance et de domination absolue, la peur de la mort violente.
Cette première passion prend deux formes : la convoitise infinie des biens, le désir de gloire et de reconnaissance. Or, l’essence même du désir, qui est tourné vers l’avenir, vers la réitération de la jouissance, le condamne à l’insatisfaction. Sa liaison étroite à l’imagination –comme faculté du possible, qui nous porte au-delà de nous-mêmes – nous porte à rechercher et à anticiper sans fin un agrément absent et espéré. Tout désir porte avec lui l’espérance de la prolongation indéfinie de la satisfaction, ce qui fait de la vie un mouvement passant sans cesse de la présence d’un bien à l’acquisition d’un autre. Or, comme souvent les êtres désirent la possession de biens qui ne peuvent être divisés et répartis, ils sont portés à s’affronter pour leur possession exclusive. Le désir, loin de réunir les hommes, constitue un puissant motif de dissociation : s’emparer du bien d’autrui par la force est, en l’absence de tout pouvoir transcendant, un moyen d’appropriation fort tentant. Toutefois, le désir ne se cantonne pas à cette dimension naturelle. La méchanceté humaine doit être comprise à l’aune d’une passion plus spirituelle : le désir de supériorité. Chacun se fait une très haute estime de ses propres mérites et s’accorde une valeur plus élevée qu’à ses semblables. Or, la force de cette croyance demeure tributaire de sa validation par autrui. La vanité guette donc dans le regard d’autrui tout signe lui indiquant qu’elle ne reçoit pas l’honneur auquel elle aspire. La force paraissant le signe de cette excellence, les hommes y ont recours pour arracher l’admiration que leur amour-propre désire. La guerre n’a donc rien de biologique, elle ne dérive pas du besoin mais d’une cause profondément spirituelle : le désir de jouir de l’admiration des autres. Son moteur, même lorsqu’il y a appropriation, volonté d’accaparation des biens, c’est l’envie de gloire, de reconnaissance, ce que Rousseau appellera « la fureur de se distinguer». Parce que la vanité les incite à la violence et à la défiance, les hommes abandonnés à leur pure naturalité voient l’antagonisme de leurs désirs aboutir à une guerre ininterrompue.

On peut compléter cette analyse en notant la préoccupation de Hobbes pour la question du nombre. La crainte de l'invasion va de pair avec le désir de conquête, les désirs de conserver un bien et de se l'approprier par tous les moyens se heurtant nécessairement. Déjà le nombre peut intervenir, puisque des faibles peuvent envahir un plus fort qu'eux en s'alliant... avant de se déchirer pour la jouissance du bien. Au paragraphe 4 la question du nombre devient cruciale, Hobbes évoquant l'impératif de « se rendre maître, par la force ou la ruse de la personne du plus grand nombre possible d'hommes », dans une perspective agressive ou seulement défensive. Cette réunion des forces produit une nouvelle forme de puissance, non réduite à la puissance propre. Et débouche sur ce qu'il faut bien qualifier de soumission, voire d'esclavage : l'«augmentation de la domination sur les hommes ». Cette première réunion d'individus reste sans doute très instable, le chef qui instaure cette domination et en profite presque exclusivement ; il doit réussir à imposer à ses affidés un joug. Il doit recourir au « pouvoir capable de les dominer tous par la peur », comme dit au paragraphe 5, ce qui sans doute passe par la démonstration de force, la cruauté, le chantage, le mensonge ou d'autres manières brutales ou malines de vaincre des réticences.
Avec cette question du nombre la pensée de la guerre tient une nouvelle source d'interrogation vraiment féconde. D'une part, il devient nécessaire de réfléchir le pouvoir personnel du chef de guerre, le charisme, les conditions du développement de la force de conviction d'un individu au sein d'un groupe. D'autre part, si maintenant on souligne la relativité de toute puissance tenant au nombre, il devient possible de considérer l'impérialisme, sous une quelconque de ses formes, comme expression logique de la « conservation ». La conquête est nécessaire. Les frontières sont faites pour être envahies !

Les trois principales « causes de querelle » dégagées par Hobbes sont donc comme des détonateurs pour ce qui est déjà une poudrière ! Mais faisons aussi attention au fait qu'aucune n'est exclusive !
Reprenons-les, « premièrement, la rivalité [qui fait que les hommes attaquent pour le gain]] ; deuxièmement, la défiance [qui fait que les hommes attaquent pour la sécurité] ; et troisièmement la fierté [qui fait que les hommes attaquent pour la réputation].
La réputation, ou sens de l'honneur, est particulièrement apte à s'adjoindre à une des deux autres causes. Mais il est tout aussi possible de se battre par rivalité, pour prendre à autrui son bien, et par défiance, pour protéger le sien !
Dans la liste des riens (se battre « pour des bagatelles, comme un mot, un sourire, une opinion différente, et tout autre signe de sous-estimation, [qui atteint] soit directement leur personne, soit, indirectement leurs parents, leurs amis, leur nation, leur profession, ou leur nom ») qui peuvent déclencher le sentiment d'offense se trouve en particulier le délit d'opinion... comme les croyances hérétiques ou jugées telles.

§ 8

Pour rester concis André Comte-Sponville a sauté le passage suivant : « et c'est pourquoi, pour la nature de la guerre, il faut prendre en considération la notion de temps [time], comme on le fait pour le temps [weather] qu'il fait. Car, tout comme la nature du mauvais temps ne réside pas dans une ou deux averses, mais dans une tendance au mauvais temps durant de nombreux jours ». Ces quelques lignes renforcent bien, par la comparaison effectuée, la nécessité de concevoir la guerre en l'inscrivant dans sa temporalité propre, la durée et non l'instantanéité de l'événement.
Le mauvais temps correspond à la fois à l'orage et au ciel menaçant qui précède l'orage ! Le temps de la guerre, ce sont bien des orages qui s'accumulent dans les airs avant de se déverser sur la terre. Ainsi la perception du temps est celle, anxieuse nécessairement, d'une action préventive, pour parer au danger dès le premier soupçon, voire avant même ce premier soupçon !
Et à ce temps de la guerre correspond un espace de vie en permanence menacé, jamais assez isolé du reste du monde, toujours ouvert au déferlement de la catastrophe, de la violence et de la mort.
Poursuite du commentaire de Demulier :
« Le plus faible d’apparence peut toujours tuer le plus fort soit par ruse, soit par alliance avec d’autres hommes (possible dans ce cadre de rivalité généralisée). L’égalité n’est donc pas dans la nature ou la quantité de la force dont chacun dispose, mais dans l’effet que celle-ci peut produire : la mort. Aussi la violence ne cesse-t-elle de se nourrir elle-même car sachant que la capacité d’autrui à être mon meurtrier potentiel est égale à la mienne, je ne cesse de me défier de lui, d’anticiper son agression. Dès lors, chacun concevant avec crainte l’hostilité de l’autre comme un obstacle éventuel à sa propre puissance, la peur imaginaire le pousse à se défendre préventivement et la guerre ne s’arrête jamais, faute de possibilité d’une victoire définitive. Opposition des passions, égalité des forces, défiance mutuelle et droit égal à se défendre par toutes les voies estimées valables dessinent l’espace sinistre dans lequel se meuvent les hommes en l’absence de l’Etat. Hobbes appelle cette situation effroyable d’inimitié généralisée où chacun se trouve seul à assurer sa sécurité « la guerre de tous contre tous ». En elle selon une formule extrêmement célèbre
empruntée à Plaute « l’homme est un loup à un autre homme». »

§ 9, 10, 11

Devant se défendre de l'accusation comme quoi il présenterait l'être humain en faisant son procès à charge, de manière très partiale et injuste, Hobbes en appelle à l'expérience.
« Quelle opinion a-t-il de ces compatriotes, quand il se promène armé, de ses concitoyens, quand il ferme ses portes à clef, de ses enfants et de ses domestiques, quand il verrouille ses coffres ? N'accuse-t-il pas là le genre humain autant que je le fais par des mots ? »
Il profite de l'occasion pour rappeler que son propos n'est aucunement celui d'un moraliste ! Même s'il parle de l'être humain en tant qu'être de désir, il ne dit pas aux êtres humains comment ils doivent s'y prendre et pourquoi ils doivent contrôler leurs désirs. Il n'accuse de fait pas les hommes d'être d'abominables pécheurs, sans foi ni loi.
« Mais aucun de nous deux n'accuse la nature de l'homme en cela. Les désirs et les autres passions de l'homme ne sont pas en eux-mêmes des péchés. »
§ 12

Devant réfuter les mécompréhensions attachées à la réflexion sur l'état naturel, la fiction de l'état de nature, Hobbes en profite pour développer un parallèle avec la situation politique contemporaine, celle de la mosaïque des Etats-nations (on parle aujourd'hui de géopolitique « westphalienne »). De même que les individus sont universellement en état de guerre, à l'état de nature, les Etats sont universellement en état de guerre, chacun étant comme muré dans sa souveraineté jalouse !
(…) « à tout moment, les rois et les personnes qui possèdent l'autorité souveraine, à cause de leur indépendance, se jalousent de façon permanente, et sont dans l'état et la position des gladiateurs, ayant leurs armes pointées, les yeux de chacun fixés sur l'autre, c'est-à-dire avec leurs forts, leurs garnisons, leurs canons aux frontières de leurs royaumes et leurs espions à demeure chez les voisins, ce qui est [là] une attitude de guerre. »
Tout empire est poussé à la guerre, ne serait-ce que par simple prudence, pour rogner les griffes des empires voisins.
A noter la référence à l'affrontement des gladiateurs qui préfigure la définition de la guerre comme duel.

§ 13 et § 14

La fin du chapitre 13 est éclairante sur un dernier point, précédemment effleuré, le caractère illusoire d'un droit d'un Etat ou d'un individu à faire la guerre !
Là où sévit la guerre, règne la violence, non le droit. Ou alors il ne s'agit que du droit du plus fort, au sujet duquel on ne peut qu'ironiser !
« Les notions de bien et de mal, justice et injustice, n'ont pas leur place ici. Là où n'existe aucun pouvoir commun, il n'y a pas de loi. Là où n'existe pas de loi, il n'y a aucune injustice. La force et la ruse sont en temps de guerre les deux vertus cardinales. »
Il n'existe pas de guerre juste. Il n'y a que des rhétoriques chargées de faire croire en la justice ou de répandre dans l'opinion l'idée de cause juste. Le juste l'est a posteriori, quand un Etat ou un individu peuvent imposer leur cause, leurs intérêts, leur manière de dire l'histoire, aux vaincus. Ce n'est pas être cynique que de le reconnaître. C'est seulement être réaliste !

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