HOMMAGES du 15 juin 1996. ALLOCUTION
de Philippe BAUDORRE
L'impact du Feu,
vous le savez, a été considérable. Je voudrais simplement
m'arrêter sur un élément qui permet d'en comprendre les raisons:
sa force de représentation du réel. Ce que Le Feu donne à
voir et à entendre.
Ce livre a fait voir la
guerre à ceux qui en étaient éloignés, qui ne savaient pas, qui
ne pouvaient pas se représenter une réalité qui dépassait toute
imagination. Il l'a rendue ainsi visible pour eux, pour nous, pour
tous ceux qui viendront mais aussi, et peut-être d'abord, pour ceux
qui depuis des mois étaient dans les tranchées. Les témoignages
les plus bouleversants, dans les lettres reçues par Barbusse, ne
sont pas ceux qui lui disent : « En vous lisant, j'ai
reconnu ce que je voyais depuis des mois » mais « En vous
lisant j'ai vu ce qui m’entourait depuis des mois et que je n'avais
pourtant jamais vu auparavant ». Le Feu, tel un appareil
photographique, fixe les images de la guerre ; c'était le souci de
Barbusse demandant à sa femme un appareil Kodak pour « fixer
les physionomies et les événements extraordinaires que je vis
ici ».
Mais plus que photographe, Barbusse est surtout
peintre ; son œuvre éduque le regard, forme le regard,
accomplissant ce que Paul Klee fixait comme objectif à la peinture
et à l'art en général : « La grandeur de l'œuvre
d'art n'est pas de montrer le visible mais de rendre visible ».
Le Feu donne aussi beaucoup à
entendre : Barbusse est un œil mais aussi une oreille, un appareil
enregistreur d'une grande sensibilité, fasciné par les mots, les
accents, les voix. Les plus grands stylisticiens, Léo Spitzer ou
plus près de nous Henri Mitterrand, ont étudié la langue du Feu
comme un extraordinaire témoignage de la langue populaire, de
l'argot des tranchées, mais tous ont souligné que l'essentiel était
beaucoup plus profond ; Barbusse ne se contente pas de plaquer
quelques expressions pittoresques pour créer l'illusion du vrai : il
a su capter les inflexions de voix, le rythme des phrase, les
accents, les intonations, et les rendre dans une prose qui n'est pas
une plate transcription de l'oral mais son équivalent musical, cette
"petite musique" qu'un autre de nos grands stylistes,
Louis-Ferdinand Céline, a passé sa vie à chercher, et qu'il
avouait avoir trouvé chez Barbusse. Il peint les hommes par leur
langue, dans leur langue ; la voix ou plutôt les voix des soldats
nous parviennent dans leur grande variété, leurs nuances, et cette
polyphonie est la plus pure expression de leur esprit, de leur
courage, de leur résignation, de leur âme.
« Roman, poème, épopée, Le
Feu est donc d'abord une œuvre d'art », écrivait,
il y a dix ans, Jean Relinger. C'est ce que j'ai voulu rappeler
aujourd'hui. Comme tout grand artiste, Barbusse a su miraculeusement
exprimer ce qu'en 1916 personne n'avait encore exprimé ou même
perçu et ce, sans bénéficier d'aucun recul, en restant au cœur de
l'événement. Si Le Feu échappe à son époque. ce n'est pas
seulement parce que des guerres aussi sauvages, aussi absurdes que
celle qu'il nous donne à voir continuent à ensanglanter le monde,
c'est aussi parce que Barbusse, comme tout véritable artiste, y
saisit notre souffrance, notre misère, notre pauvre condition
humaine et les transfigure, retourne la blessure en force, la
déchéance en dignité, la destruction en création. Telle est la
réussite et la grandeur du Feu, telle a été aussi la
grandeur de Baudelaire, un des artistes français dont Barbusse a
peut-être été le plus proche.
En lisant de nombreux passages du
Feu, on pense au grand et terrible poème des Fleurs du mal
: « Une Charogne ». Mais il ne faut pas chercher
dans ces deux œuvres une complaisance morbide ; il faut y voir au
contraire le courage d'artistes qui regardent en face la misère de
l'homme et ont le courage de l'assumer jusqu'au bout, jusqu'à la
métamorphoser en art. Je voudrais, pour terminer, rappeler la
dernière strophe d'un autre poème de Baudelaire, « Les
Phares » :
Car c’est vraiment,
Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions
donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot
qui roule d'âge en âge
Et vient mourir au bord
de votre éternité !
Le Feu a bien été cet
"ardent sanglot" et reste aujourd'hui encore "le
meilleur témoignage […] de
notre dignité".
Céline, Baudelaire, pourquoi pas ? A chacun de juger ! Voici l'adresse de l'article pour retrouver le site :
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