Un cours en ligne

Le contenu de ce blog est périssable.
Il s'agit de notes de cours, ou plutôt de schémas de cours, qui me servent pour traiter le programme de Lettres-philosophie devant mes classes de CPGE scientifiques, de première et de seconde année. Chaque année un nouveau thème, deux nouvelles oeuvres littéraires et une oeuvre philosophique.
J'en assume l'entière responsabilité, y compris lorsque s'y mêlent des jugements personnels sur des oeuvres et des auteurs, des conseils de lecture peu orthodoxes ou des pointes d'ironie. Le mot d'ordre que je m'efforce de suivre, lié à la lecture de Harry G. Frankfurt, est de ne pas mentir quand il est possible de baratiner, de ne pas baratiner quand ce n'est pas absolument nécessaire.

vendredi 19 décembre 2014

Hommages au Feu

Sur le site des amis d'Henri Barbusse on trouve quelques ressources intéressantes. Voici par exemple un petit texte de Philippe Baudorre mettant en valeur de manière convaincante la dimension artistique du roman.


HOMMAGES du 15 juin 1996. ALLOCUTION de Philippe BAUDORRE

L'impact du Feu, vous le savez, a été considérable. Je voudrais simplement m'arrêter sur un élément qui permet d'en comprendre les raisons: sa force de représentation du réel. Ce que Le Feu donne à voir et à entendre.

Ce livre a fait voir la guerre à ceux qui en étaient éloignés, qui ne savaient pas, qui ne pouvaient pas se représenter une réalité qui dépassait toute imagination. Il l'a rendue ainsi visible pour eux, pour nous, pour tous ceux qui viendront mais aussi, et peut-être d'abord, pour ceux qui depuis des mois étaient dans les tranchées. Les témoignages les plus bouleversants, dans les lettres reçues par Barbusse, ne sont pas ceux qui lui disent : « En vous lisant, j'ai reconnu ce que je voyais depuis des mois » mais « En vous lisant j'ai vu ce qui m’entourait depuis des mois et que je n'avais pourtant jamais vu auparavant ». Le Feu, tel un appareil photographique, fixe les images de la guerre ; c'était le souci de Barbusse demandant à sa femme un appareil Kodak pour « fixer les physionomies et les événements extraordinaires que je vis ici ».
Mais plus que photographe, Barbusse est surtout peintre ; son œuvre éduque le regard, forme le regard, accomplissant ce que Paul Klee fixait comme objectif à la peinture et à l'art en général : « La grandeur de l'œuvre d'art n'est pas de montrer le visible mais de rendre visible ».
Le Feu donne aussi beaucoup à entendre : Barbusse est un œil mais aussi une oreille, un appareil enregistreur d'une grande sensibilité, fasciné par les mots, les accents, les voix. Les plus grands stylisticiens, Léo Spitzer ou plus près de nous Henri Mitterrand, ont étudié la langue du Feu comme un extraordinaire témoignage de la langue populaire, de l'argot des tranchées, mais tous ont souligné que l'essentiel était beaucoup plus profond ; Barbusse ne se contente pas de plaquer quelques expressions pittoresques pour créer l'illusion du vrai : il a su capter les inflexions de voix, le rythme des phrase, les accents, les intonations, et les rendre dans une prose qui n'est pas une plate transcription de l'oral mais son équivalent musical, cette "petite musique" qu'un autre de nos grands stylistes, Louis-Ferdinand Céline, a passé sa vie à chercher, et qu'il avouait avoir trouvé chez Barbusse. Il peint les hommes par leur langue, dans leur langue ; la voix ou plutôt les voix des soldats nous parviennent dans leur grande variété, leurs nuances, et cette polyphonie est la plus pure expression de leur esprit, de leur courage, de leur résignation, de leur âme.
« Roman, poème, épopée, Le Feu est donc d'abord une œuvre d'art », écrivait, il y a dix ans, Jean Relinger. C'est ce que j'ai voulu rappeler aujourd'hui. Comme tout grand artiste, Barbusse a su miraculeusement exprimer ce qu'en 1916 personne n'avait encore exprimé ou même perçu et ce, sans bénéficier d'aucun recul, en restant au cœur de l'événement. Si Le Feu échappe à son époque. ce n'est pas seulement parce que des guerres aussi sauvages, aussi absurdes que celle qu'il nous donne à voir continuent à ensanglanter le monde, c'est aussi parce que Barbusse, comme tout véritable artiste, y saisit notre souffrance, notre misère, notre pauvre condition humaine et les transfigure, retourne la blessure en force, la déchéance en dignité, la destruction en création. Telle est la réussite et la grandeur du Feu, telle a été aussi la grandeur de Baudelaire, un des artistes français dont Barbusse a peut-être été le plus proche.
En lisant de nombreux passages du Feu, on pense au grand et terrible poème des Fleurs du mal : « Une Charogne ». Mais il ne faut pas chercher dans ces deux œuvres une complaisance morbide ; il faut y voir au contraire le courage d'artistes qui regardent en face la misère de l'homme et ont le courage de l'assumer jusqu'au bout, jusqu'à la métamorphoser en art. Je voudrais, pour terminer, rappeler la dernière strophe d'un autre poème de Baudelaire, « Les Phares » :
Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité !
 Le Feu a bien été cet "ardent sanglot" et reste aujourd'hui encore "le meilleur témoignage […] de notre dignité".

Céline, Baudelaire, pourquoi pas ? A chacun de juger ! Voici l'adresse de l'article pour retrouver le site :

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